LE CORPS DES FEMMES

Les femmes nues peuplent les musées. Je rends, comme tous les ans en septembre, visite à mon vieil ami Nissim de Camondo (le musée, pas l’homme) et je suis tout à coup interpellée par cette nudité qui est partout, presque toujours peinte ou sculptée par des hommes.

Je suis presque soulagée de trouver à Nissim de Camondo l’un des rares nus exécutés par une femme : la “Bacchante” par Elisabeth Vigée Le Brun.

Elisabeth Vigée Le Brun – « Bacchante », vers 1785. Sujet rare chez Elisabeth Vigée Le Brun, la nudité sert ici le genre de la peinture d’histoire

Car il faut bien avouer que la liste des artistes femmes connues est assez courte, et qu’il s’agisse d’Artemisia Gentileschi, d’Elisabeth Vigée Le Brun, d’Angelica Kauffmann, d’Adélaïde Labille-Guiard, de Hortense Haudebourt-Lescot, de Marie Laurencin, de Mary Cassatt, de Rosa Bonheur, de Niki de Saint Phalle ou de Tamara de Lempicka – elles peignent ou sculptent plutôt des femmes que leur corps en tant que tel. Au contraire des artistes masculins.

Si certaines s’aventurent à peindre ou à sculpter à de rares occasions le corps de la femme, non seulement cela fait-il scandale car la nudité féminine proposée par une femme artiste n’est socialement pas acceptable – c’est l’apanage des artistes masculins (je pense bien sûr aux plus évidents – Rodin et ses dessins érotiques, son “Baiser”, sa “Danaïde”, Courbet et son “Origine du Monde” qui a tout de même fait scandale aussi, Clésinger et sa “Bacchante Couchée” qui figure l’orgasme et qui… a fait scandale aussi) mais encore y a-t-il méprise lorsque des femmes artistes s’emparent de la nudité et du corps de la femme.

(Pour mémoire, la « Bacchante couchée » de Clésinger, qui n’est pas à Nissim de Camondo mais au Petit Palais. A mon avis sublime, et j’aime les plis de la taille et le point de cellulite sur la fesse, bien rare en général en sculpture. Pour mémoire aussi, j’ai failli me casser la figure pour prendre ces deux photos, perchée sur 10 centimètres de talon)

Frida Khalo peint, au-delà d’une semi-nudité, sa douleur, tout comme Camille Claudel son amour déçu pour Rodin lorsqu’elle ne s’essaye pas à la dépiction de la pureté de la mythologie ou de l’amour. Berthe Morisot peint quant à elle l’intime plutôt que la peau, dans les rares tableaux qui montrent la chair féminine.

Dans l’histoire des arts, la dimension charnelle de la femme, avec ce qu’elle suppose de sensualité et de sexualité, est de manière générale retranscrite par les hommes – pas par les femmes.

Je ne suis probablement interpellée par le sujet que maintenant seulement car je sors de la relecture et de la correction du mémoire de mon ado-chérie-qui-est-maintenant-une-jeune-femme (qui entre en doctorat à Cambridge, je suis fière), qui traite de l’érection de l’endométriose en problématique de santé publique en France. La lecture de son mémoire fut à la fois passionnante et déprimante puisqu’apparaît de manière évidente la mainmise qu’exerce depuis longtemps la gent masculine sur le corps des femmes.

Ce n’est pas mon ado-chérie-qui-est-maintenant-une-jeune-femme qui le dit – enfin, si, en ce qui concerne l’endométriose, le cycle menstruel, la grossesse et la maternité – mais moi de manière plus générale, moi dont l’esprit de 49 ans bientôt, vagabonde et élargit le sujet.

Le corps de la femme n’a jamais cessé d’être politique.

J’ai déjà évoqué ici la dimension politique de l’habillement féminin (Tenue Républicaine), ici encore la pression imposée aux femmes de rester désirables sexuellement (Le Mythe de la Beauté, Réflexion) et là enfin la problématique du regard de la société sur le vieillissement du corps féminin (Sorcières, Théorie de la Relativité).

Toutes ces problématiques ne reviennent finalement qu’à une seule, à savoir la sexualisation permanente du corps de la femme – et dans certains cas, la sexualisation du corps de la petite fille par la pédocriminalité (évoquée ici dans Lolita).

Cette sexualisation connaît deux aspects intrinsèquement liés : l’aspect jouissif du corps féminin toujours disponible (sexisme, viol, féminicide) et l’aspect reproductif de la femme-mère (évoqué ici dans Avortement).

Toutes ces problématiques sont historiques, internalisées et culturelles.

Le culturel et l’historique découlent très directement du politique. C’est toujours une ligne politique – au sens bien plus large que celui des partis, je parle de politique sociétale – qui détermine ce que va devenir le référent culturel sur un sujet donné.

Un exemple particulièrement parlant est celui qui concerne l’interdiction de vente de boissons alcoolisées à des mineurs en France – et je choisis volontairement une thématique qui n’est pas corrélée aux femmes. Ce n’est qu’en 1956 que le gouvernement français a interdit de servir de l’alcool aux écoliers dans les internats et cantines scolaires et ce n’est qu’en 1981 que cette interdiction est étendue aux lycées (cette dernière phrase est ubuesque, je sais). Aujourd’hui, la vente d’alcool à un mineur, dans quelque contexte que ce soit, est interdite et c’est bien parce qu’une politique de santé publique, qui va bien au-delà des partis, a été mise en place sur plusieurs décennies.

Le corps des femmes est également politique – et c’est un doux euphémisme. Dans l’histoire des arts, la dimension charnelle de la femme, avec ce qu’elle suppose de sensualité et de sexualité, est peut-être retranscrite par les hommes – pas par les femmes – mais il en va évidemment de même dans l’histoire de la médecine : le corps de la femme est retranscrit par les hommes – pas par les femmes.

L’histoire médicale du corps féminin s’écrit depuis l’Antiquité avec une attention particulière aux organes sexuels, autour desquels tournent des problématiques liées à la performativité des cycles menstruels, à la fertilité, à la Nation, à l’hystérie, à la dépossession par les femmes de leur corps et au déni de la parole féminine.

Acte I – La performativité, la fertilité et la Nation

La science médicale, de l’Antiquité jusqu’au XVIIIème siècle, appréhende le corps féminin comme fondamentalement malade, contrairement au corps masculin (si j’en crois Elsa Dorlin dans “La Matrice de la Race”). La femme est intrinsèquement pathologique alors que le corps masculin est intrinsèquement sain.

Dans l’Antiquité, Aristote considère la semence femelle (c’est-à-dire le sang des menstruations), comme du “sperme cru”. L’écoulement de ce sperme/sang est causé par “la faiblesse d’un métabolisme qui n’est pas en mesure de réaliser une coction suffisante des aliments pour transformer le résidu de nourriture en sang, et le sang, à nouveau cuit, en sperme”.

Hippocrate considère, lui, dans son “Traité des Maladies des Femmes” que le corps des femmes a du mal à consumer et à évacuer les humeurs, qui se concentrent dans l’utérus. Les maux des femmes sont donc causés par l’engorgement, la rétention, l’assèchement ou au contaire le flux immodéré des liquides qui emplissent l’utérus – “les règles, les lochies, les pertes blanches, le sang et la semence”. Ce dysfonctionnement de l’utérus, qui est incapable de réguler les humeurs des femmes, est au centre de leur fragilité.

Certains autres médecins antiques attribuent une sorte d’autonomie animale à l’organe reproductif féminin, qui est désordonné par le manque d’activité procréatrice, ce qui explique qu’il se met à bouger dans le corps de la femme, qui en devient malade. Galien, au IIème siècle de notre ère, considère que les douleurs utérines touchent les femmes qui retardent le moment de porter un enfant et évoque la “non-utilisation de l’utérus”. L’utérus errant, enragé ou irrité est la “maladie des femmes sans hommes” et a pour conséquence l’hystérie, mot qui est issu du grec “ὑστέρα”, “la matrice”, c’est-à-dire l’“utérus”.

Cette théorie antique qui a fait long feu explique pourquoi la grossesse, ou au contraire la prise de contraceptifs qui régulent artificiellement les cycles menstruels, ont longtemps été et sont encore souvent recommandées pour atténuer la douleur des cycles menstruels ou de l’endométriose.

Le Moyen-Age voit un durcissement du traitement des femmes qui présentent des douleurs utérines, du fait d’un durcissement généralisé du jugement moral et religieux des pathologies. La théorie du déséquilibre humoral formulée pendant l’Antiquité par Hippocrate est réinterprétée à la lumière de la religion chrétienne qui voit dans les douleurs féminines un châtiment lié au péché originel et plus simplement, une infériorité de nature.

A la Renaissance, certains médecins comme Liébault tentent de réinterpréter cette infériorité de nature de la femme comme une volonté divine nécessaire à la procréation. “Si, pour Galien, le corps des femmes est imparfait mais utile, pour Liébault le corps des femmes est parfait et très utile, car seule la stérilité le rend imparfait” (Elsa Dorlin).

Cependant, jusqu’au seuil du XVIIème siècle, la plupart des médecins continuent d’adhérer aux théories antiques humorales d’Hippocrate. Les menstruations sont le signe d’une incontinence féminine généralisée, d’une incapacité à contrôler son corps, et elles présentent en outre le potentiel danger d’étendre des pathologies dans d’autres régions du corps.

À partir du XVIIème siècle, les menstruations commencent à être considérées comme utiles à la grossesse, dans la mesure où le sang qui ne s’écoule plus est utilisé pour nourrir et constituer le fœtus.

La fin du XVIIème siècle marque un grand changement. La théorie humorale d’Hippocrate est progressivement remplacée par la théorie de la fibre, qui considère que les maladies de femmes sont dues à deux excès inverses, le relâchement extrême ou l’excessive tension – ce qui rend théoriquement concevable qu’un juste milieu représente un état de santé sain pour les femmes, dont le corps n’était jusqu’alors vu que pathologique.

Au XVIIIème siècle, la population devient un sujet d’étude et de politique. L’état de la population devient l’un des vecteurs cruciaux de la prospérité de la Nation et il importe que cette population soit en bonne santé, ce qui explique le développement de l’hygiène publique et de la démographie (Michel Foucault, “Histoire de la Sexualité”). Dans cette nouvelle appréhension de la notion de population, le corps de la femme-mère change de statut et devient une représentation du corps de la Nation, qui se doit d’être sain afin de permettre la transmission des valeurs nationales à la jeune génération (cette sacralisation du corps ne concerne évidemment que le corps maternel blanc, puisque la mère noire des territoires colonisés est de facto pathologique et dénaturée, donc “malsaine”, comme le démontre Elsa Dorlin dans “La Matrice de la Race”).

Egalement, la maternité restant synonyme de sanité du corps féminin, celle-ci est largement encouragée, comme l’est d’ailleurs l’allaitement. Cette nouvelle définition de la santé des femmes permet de transformer la grossesse en état naturel. Et si la grossesse devient complexe ou dangereuse, c’est, selon les médecins de l’époque, dû au tempérament de certaines femmes ou à leur mauvaise hygiène de vie.

Cette nouvelle appréhension du corps de la femme comme vecteur de santé nationale fait de celui-ci un enjeu politique. La Nation s’incarne dans le travail reproducteur du corps sain des femmes. Et toute dysfonction sexuelle ou reproductive vient heurter ce narratif national.

Cet historique de science médicale nous permet de mieux comprendre comment et pourquoi le corps de la femme est culturellement associé d’une part à la faiblesse et d’autre part à la maternité, et pourquoi la gynécologie place la procréation au cœur des préoccupations de ses praticiens.

L’association profonde entre féminité et maternité explique également pourquoi l’infertilité est encore aujourd’hui si difficile à vivre pour un grand nombre de femmes, pourquoi la ligature des trompes, qui n’est légale que depuis 2001, est encore aujourd’hui refusée en pratique par bon nombre de médecins, pourquoi les services de maternité poussent à outrance les jeunes mères à allaiter, et pourquoi une femme qui ne veut pas d’enfant se voit souvent rétorquer “oh, mais ça changera”.

Comme toute dysfonction sexuelle ou reproductive est problématique, il n’est pas question que la Nation érige ce type de dysfonction en problème de santé publique. Au contraire, la responsabilité de ces dysfonctions sexuelles et reproductives va être pleinement basculée sur des femmes à présent emplies de honte et de culpabilité.

Acte II – L’hystérie et l’endométriose

On l’aura compris, un corps de femme “sain” est un corps reproducteur. Cette sanité s’exprime autant au moment de la maternité qu’avant (et après) à travers des cycles menstruels non-problématiques et invisibilisés. Le point d’orgue qu’est la maternité est certes célébré avec force bruit et hommages mais le cycle menstruel, tabou – on se souviendra longtemps des publicités pour serviettes hygiéniques recueillant un liquide bleu – se doit d’être entouré d’un silence assourdissant.

De fait, comme les femmes qui subissent des cycles menstruels douloureux ou de l’endométriose ne répondent pas parfaitement au narratif national de la femme-mère évoqué plus haut, l’expression de leurs douleurs devient intolérable aux yeux de la société, qui est prompte à leur opposer un mot magique : l’hystérie.

L’hystérie (qui, je le rappelle est issue du grec ancien “ὑστέρα”, “la matrice”, c’est-à-dire l’“utérus”) constitue pendant de longs siècles l’héritage antique qui fait de la faiblesse supposée du corps féminin une maladie de femmes sans hommes, à l’utérus errant, enragé ou irrité. De fait, le concept d’hystérie, dont le mot même connaît un problème de définition, est loin d’être précis car il regroupe mille symptômes.

A partir du XVIIème siècle, les médecins s’interrogent sur l’origine physique ou mentale des douleurs utérines et de l’hystérie. Est-ce l’hystérie qui cause les douleurs utérines ou sont-ce les douleurs utérines qui causent l’hystérie ?

Au cours du XIXème siècle, les praticiens de l’Ecole de Paris, qui théorisent le lien entre les maladies et les lésions localisées, font une immense avancée en décrivant des gonflements et des kystes hémorragiques chez les femmes présentant des douleurs pelviennes suivant le cours de leurs cycles menstruels.

Simultanément, la visualisation des lésions va – enfin – permettre de mieux comprendre les douleurs pelviennes et l’endométriose.

On pourrait donc croire que le concept d’hystérie s’évanouit en laissant sa place à des diagnostics plus rationnels. Il n’en est rien puisque Jean-Martin Charcot, qui aura ouvert la voie à Freud qui fait de l’hystérie la base de ses découvertes en psychanalyse, remarque que les femmes internées à La Salpêtrière se plaignent souvent de douleurs ovariennes et en déduit que cette douleur caractérise le trouble psychologique qu’est l’hystérie. La douleur utérine est réaffirmée par la science émergente de la psychiatrie comme le symptôme d’un trouble d’ordre psychologique, ce qui explique que la confusion déplorable entre hystérie et endométriose imprègne encore aujourd’hui la culture aussi bien médicale que populaire.

L’hystérie a beau être un mot désignant une multitude d’idées, elle est encore souvent associée à la psychanalyse, qui reste une référence intellectuelle omniprésente dans la société française, une “ressource devenue fondamentale et familière pour se penser soi-même” (Samuel Lézé, “L’Autorité des Psychanalystes”).

Ceci explique que, même à la fin du XXème siècle, la parole des patientes soit totalement occultée. Car l’endométriose par exemple ne se voit pas forcément : ses lésions sont difficilement visibles, même avec des techniques d’imagerie médicale qui sont par ailleurs coûteuses, et le standard médical veut voir la maladie pour y croire.

En 2015, Cara Jones tente de démontrer en quoi l’endométriose occupe l’espace politique qu’occupait autrefois l’hystérie (Cara Jones, “Wandering Wombs and “Female Troubles”: The Hysterical Origins, Symptoms, and Treatments of Endometriosis”).

L’hystérie, initialement utilisée pour décrire les troubles liés à l’utérus à cause d’un manque d’activité procréatrice, devient progressivement un mot qui désigne une immense diversité de symptômes chez les femmes, désignant les déviances des femmes de leurs rôles genrés, que cette déviance soit dans l’excès de féminité ou dans l’excès de masculinité. Tout comme la femme hystérique du passé, la femme atteinte d’endométriose est pathologisée à la fois à cause de sa déviance des normes de féminité, c’est-à-dire sa personnalité dite dominante, carriériste et perfectionniste, mais également à cause de son hyperféminité, car elle aurait trop d’oestrogènes, hormone phare de l’hyperféminité dans le discours médical.

La douleur et les symptômes sont expliqués par raisonnement en boucle lié à l’échec de la maternité-féminité et si la maladie existe réellement, elle n’est que l’inscription dans la chair d’un problème psychique. Ce discours participe à la dévalorisation de la parole et du ressenti des personnes atteintes d’endométriose et, de manière plus générale, renforce la pratique de délégitimisation du ressenti et de la parole des femmes sur leurs corps.

Acte III – La dépossession de leurs corps par les femmes et le déni de la parole féminine

La stigmatisation des “sorcières” et des sages-femmes, soupçonnées d’infanticides et de sorcellerie, est déterminante pour comprendre le processus de professionnalisation de la gynécologie et de l’obstétrique, et, plus fondamentalement, les modalités d’instauration d’un véritable dispositif de contrôle des corps féminins par les hommes.

Aux XVIème siècle, celles que l’on appelle “sorcières” sont pourchassées et l’une des raisons – et l’une des conséquences – de cet holocauste résident dans une volonté de rationaliser le soin et dans une transmission forcée du savoir médical des femmes aux hommes.

Les sorcières, rappelons-le, ne sont que des femmes vivant à l’écart des villages et qui prodiguent des soins naturels, tirés des plantes, aux villageois qui viennent solliciter leur aide. Elles ont l’heur d’être souvent âgées et célibataires – ce qui ne peut guère cadrer avec une société patriarcale et religieuse dont l’Eglise règle chaque pensée et chaque acte (voir à ce propos Mona Chollet, “Sorcières”).

De la même manière, la lutte qui oppose sages-femmes et médecins des XVIème et XVIIème siècles pour la prise de contrôle de l’espace médical autour du corps de femmes, est acharnée (Elsa Dorlin, “La Matrice de la Race”). La professionnalisation des sages-femmes limite leurs fonctions, les inféodent aux médecins à qui elles doivent rendre des comptes, et les empêche d’enseigner aux autres femmes des techniques contraceptives ou abortives (qui ont pourtant existé de tout temps).

De fait, le soin holistique, naturel et personnel prodigué par des femmes devient à l’issue des chasses aux sorcières et de la professionnalisation des sages-femmes un savoir radicalement différent, rationalisé et théorisé entre les mains des hommes. Pour des siècles à venir.

Ce processus de rationalisation et de théorisation a pour directe conséquence la dépossession des femmes de leur propre corps, qu’il s’agisse de perception, de communication ou de traitement, dans la mesure où la connaissance des femmes sur leur corps n’a plus d’espace social où se dire, n’a plus de communauté propre où se confier et se réfléchir (Elsa Dorlin, “La Matrice de la Race”).

Même lorsque l’on en vient à l’accouchement, dont les sages-femmes sont dépossédées au profit de médecins hommes, les femmes se doivent d’accoucher en milieu médicalisé dans une position (alors qu’il en existe plusieurs) qui n’a rien de naturel mais qui offre un plus grand confort aux praticiens.

Cette nouvelle pratique de la médecine est bientôt soutenue, comme on l’a vu, par des pratiques comme des politiques d’hygiène ou la démographie.

Cette dépossession sert à fonder une science médicale au sein de laquelle seul le médecin, de par sa pratique empirique, connaît la vérité du corps féminin et où la femme, qui est progressivement représentée dans les traités de médecine comme une ignorante ou une menteuse, devient simple objet d’étude.

La parole des femmes, qui sont exclues du processus de compilation et de compréhension du savoir empirique et qui ne sont pas écoutées dans leur ressenti (si elles ont d’aventure la chance ou le courage de s’exprimer) est totalement dévalorisée.

Si l’on doit évoquer les cycles menstruels ou l’endométriose, deux discours radicalement opposés sont proposés aux femmes qui souffrent : celui considérant les règles comme naturellement douloureuses et celui qualifiant les femmes de psychologiquement anormales lorsqu’elles évoquent lesdites douleurs (Krebs and Schoenbauer, “Hysterics and Heresy: Using Dialogism to Explore the Problematics of Endometriosis Diagnosis”).

La douleur est intrinsèque à la condition féminine, mais la rendre visible et la verbaliser dénote d’un déséquilibre mental.

Le discours s’appuyant sur l’hystérie est particulièrement utilisé pour parler des femmes dites “difficiles”, c’est-à-dire celles qui ne répondent pas au traitement proposé ou celles qui contredisent leurs médecins (Kate Young, Jane Fisher et Maggie Kirkman, “Do mad people get endo or does endo make you mad?”: Clinicians’ discursive constructions of Medicine and women with endometriosis”).

Lors de l’échange entre le praticien et la patiente, le rapport de pouvoir est structurellement en faveur du professionnel, qui est non seulement dans une position d’autorité de par la reconnaissance sociale dont il ou elle bénéficie mais aussi du fait du fort pouvoir discursif de la parole médicale (Krebs and Schoenbauer, “Hysterics and Heresy: Using Dialogism to Explore the Problematics of Endometriosis Diagnosis”).

Lorsque les femmes tentent de parler de leurs douleurs, le sachant les renvoie souvent à une défaillance psychique personnelle (Ballweg, 1997, Jones, 2015, Krebs et Schoenbauer, 2020). Les témoignages de femmes s’étant vues qualifiées par leurs médecins de “difficiles”, de “douillettes”, de “chochottes” ou s’étant vues dire que “c’est dans leur tête” ou que “c’est normal d’avoir mal” sont hélas légion – même ces dernières années. On imagine sans difficulté quel impact ce type de discours peut avoir sur des femmes qui sont déjà en souffrance et qui sont à présent dans l’incompréhension, la remise en cause de leur propre ressenti et la culpabilité la plus profonde car elles internalisent le discours médical qui les renvoie à leur non-performativité et à leur échec féminins.

L’endométriose et les douleurs utérines sont très longtemps associées à des problèmes de fertilité, qui reste encore aujourd’hui le point central du parcours gynécologique de la femme. Ceci s’explique, comme on l’a vu, par l’histoire de l’érection de la grossesse comme état naturel sain de la femme et par l’incarnation de la Nation dans son corps fécond.

Dès lors, toute dysfonction reproductive relève d’un problème interne à la femme, qu’il s’agisse d’un mauvais tempérament, d’un psychisme défaillant ou d’une mauvaise hygiène qu’elle ne sait réguler et qui la rend fautive dans son infertilité. Cette révolution de pensée s’accompagne d’une exclusion de la femme de l’espace de savoir, de pouvoir et de communication sur son propre corps, et l’ensemble participe à la conceptualisation de l’infertilité comme non-réalisation de la féminité idéale, c’est-à-dire la maternité.

Acte IV – Vers une réappropriation de leur corps par les femmes

Comme on l’a évoqué plus haut, le politique s’empare d’une problématique particulière lorsque convergent recherches intellectuelles, statistiques et médiatisation.

En ce qui concerne le corps de la femme pris dans ses deux aspects intrinsèquement liés que sont l’aspect jouissif du corps féminin toujours disponible et l’aspect reproductif de la femme-mère, les bombes médiatiques et statistiques qui ont explosé avec #MeToo, conjuguées à l’immense travail de longue haleine des associations dédiées aux femmes (qu’il s’agisse de violences sexuelles, d’endométriose et d’inceste), ont permis une libération de la parole féminine et une réappropriation progressive du corps féminin.

Le phénomène médiatique #MeToo n’a guère que six ans à la date à laquelle j’écris ces lignes mais la libération de la parole des femmes sur des sujets aussi graves que les violences sexuelles, les violences gynécologiques ou l’inceste et l’apparition de paroles divergentes sur les réseaux sociaux et dans les médias concernant la pression sociétale qui pèse sur les femmes sur des sujets tels que la féminité, le couple ou la maternité ont obligé le pouvoir politique à ériger certaines problématiques en politiques de santé publique.

Ainsi en est-il de l’endométriose, que la présidence Macron a pris comme cheval de bataille et qui a été érigée comme problématique de santé publique française début 2022.

Ainsi en est-il encore de l’inceste avec une campagne lancée par le gouvernement français contre l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants en septembre 2023 – suite à la publication de statistiques (un adulte sur dix a connu l’inceste) sur le sujet.

Et parce que le culturel découle toujours très directement du politique, peut-être avons-nous la chance d’être les témoins depuis #MeToo du changement des référents culturels liés au corps des femmes.

Enfin.

Le 3 Novembre 2023