Suite à la publication du “Consentement” par Vanessa Springora en janvier 2020 et de “La Familia Grande” par Camille Kouchner en janvier 2021, faut-il encore parler de “Lolita”, ce monument de la littérature moderne publié en 1955 par Vladimir Nabokov ? Oui, mille fois oui : il faut parler de “Lolita”, et plus que jamais. “Lolita” est le plus grand malentendu littéraire des soixante-dix dernières années.
“Lolita” est l’histoire d’un crime odieux – l’inceste – travesti en histoire d’amour. Le travestissement tient au fait que c’est le pédophile fictionnel Humbert Humbert qui tient la plume. Le travestissement tient également au style si particulier de Nabokov, qui envoûte et hypnotise le lecteur, à la fois subjugué par la beauté des mots et pétrifié par la perversion qui irrigue le texte. La tension permanente entre la beauté de la forme et l’horreur du fond rend le texte absolument terrible.
Le manuscrit, qui a peiné à trouver son éditeur, a atterri chez un obscur éditeur parisien – Maurice Girodias – pour ensuite être publié aux États-Unis et connaître depuis un immense succès critique et commercial.
Le moindre des malentendus a été de considérer le texte comme pornographique – alors qu’il ne l’est jamais.
Le moindre des malentendus a été d’assimiler le narrateur Humbert Humbert, à l’auteur Nabokov.
Le malentendu majeur concerne le texte en tant que tel et s’installe hélas assez rapidement après la publication de “Lolita” : le crime de l’inceste est vite oublié et ne reste plus dans l’inconscient collectif qu’une “bouleversante histoire d’amour”, ou pire encore, un livre “tout entier consacré aux espoirs, aux sentiments, aux angoisses de cet homme d’âge mûr, qui devient l’esclave de l’enfant qu’il aime” (si j’en crois les journaux français de l’époque, “L’Express” et “Le Monde”).
Maurice Girodias lui-même n’accepte de publier le manuscrit que parce qu’il y voit une apologie de la pédophilie qui (selon les souvenirs de Nabokov) “pourrait mener à une transformation des attitudes sociales vis-à-vis du genre d’amours décrits”.
Alors que Vladimir Nabokov, dans son écriture – et son épouse Vera, la plus fervente alliée de l’enfant Lolita – n’auront de cesse de mettre en avant la perversion absolue de l’anti-héros répugnant qui habite ce cauchemar de papier, Humbert Humbert – rien n’y fera.
Vladimir Nabokov aura beau dire toute l’admiration qu’il a pour Lolita en tant que personne, pour sa force, pour sa volonté de vie – rien n’y fera.
Vera aura beau souhaiter que “quelqu’un remarque les descriptions pleines de tendresse du désarroi de l’enfant, de sa dépendance pathétique à l’égard du monstrueux HH et du courage dont elle fait preuve du début à la fin” – rien n’y fera.
Personne n’entendra plus les pleurs de l’enfant abusée prénommée Lolita, étouffée par une pseudo “histoire d’amour tragique” intitulée “Lolita”. Personne ne l’entendra plus, car elle n’est évoquée qu’à travers le prisme biaisé et malade de Humbert Humbert, qui la pervertit par son regard à lui. Lolita n’a jamais voix au chapitre.
Il faut remettre les choses à leur juste place : de quoi parle-t-on ? Brutalement, de pédophilie et d’inceste.
“Lolita” est la confession hypnotisante de Humbert Humbert, bientôt jugé pour le meurtre d’un homme, Clare Quilty. Étonnamment, cette confession ne concerne presque jamais sa victime puisque c’est Lolita qui hante le récit.
Lolita a 12 ans lorsqu’elle fait la connaissance du nouveau locataire de sa mère Charlotte, Humbert Humbert – dont la morne répétition patronymique évoque le vide absolu. Le locataire, qui nourrit de secrètes et malsaines pulsions à l’égard de l’enfant, épouse la mère dans le seul but de se rapprocher de la fille. La mère, par ailleurs jalouse de sa progéniture, meurt on ne peut plus opportunément dans un accident de voiture, ce qui laisse le champ libre au nouveau (beau-)père pour abuser de sa “fille” lors d’un road trip de presque deux ans à travers les États-Unis.
On peut débattre à l’infini sur la peinture de la société américaine esquissée par Nabokov – c’est brillant, c’est ironique, c’est magistral – mais là n’est pas le point.
On peut encore débattre à l’infini sur le style littéraire ensorcelant que Nabokov déploie page après page en anglais – alors qu’il est russe de naissance – mais là n’est pas le point non plus.
Vladimir Nabokov mûrit cette histoire depuis plus de vingt ans. Une première et brève ébauche de 1939, titrée “L’Enchanteur”, décrit un pédophile qui se marie avec une femme malade pour laquelle il n’a aucun désir, aux seules fins de créer une intimité sexuelle avec la fille de 12 ans de cette dernière. La mère meurt. L’homme emmène l’enfant dans le Sud de la France mais lorsqu’il essaye d’abuser de l’enfant dont il est devenu le “père”, l’enfant se met à hurler. L’homme s’enfuit et meurt dans un accident de voiture. Ce texte, que Nabokov voyait comme une ébauche de “Lolita” sera publié, contre sa volonté, à titre posthume par son fils Dmitri.
“L’Enchanteur” sera la matrice de “Lolita” dont le manuscrit sera plusieurs fois sauvé du feu par Vera (“non, on le garde, celui-ci”, dit-elle lorsqu’elle voit son mari jeter les pages au feu). Mais l’aboutissement de “Lolita”, en gestation depuis si longtemps, ne sera ultimement possible que grâce à un fait divers. Nabokov niera toujours s’être inspiré de la vraie vie – comme si l’art devait se suffire à lui-même – mais ses archives à présent consultables à la Bibliothèque du Congrès incluent l’une des fameuses fiches Bristol sur lesquelles il travaillait, et qui est dédiée à Sally.
Car il faut parler de Sally. Le fait divers qui a inspiré Nabokov et qui a défrayé la chronique à l’époque – concerne une enfant de 11 ans, Sally Horner, kidnappée pendant 21 mois par Frank La Salle en 1948. Franck La Salle, qui se présente à l’enfant comme un agent du FBI alors que celle-ci vient de voler un cahier à cinq cents, s’arrange pour kidnapper l’enfant, lui faire sillonner les États-Unis en voiture, se présenter aux yeux des tiers comme son père et abuser sexuellement d’elle. Sally réussit à s’échapper des griffes de son agresseur, retourne chez sa mère veuve et meurt dans un stupide accident de voiture deux ans après sa délivrance.
Les ressemblances avec Lolita (relevées dès 1963 par un journaliste, Peter Welding dans le magazine Nugget puis en 2019 par Sarah Weinam dans son livre passionnant “Lolita, la véritable histoire”), sont troublantes même si Nabokov a toujours nié s’être inspiré de l’histoire de Sally Horner (il y a pourtant une référence à Sally et Franck La Salle à la fin du roman). Les mères sont veuves, pas follement protectrices ; le bourreau traverse les États-Unis avec sa proie qu’il abuse sexuellement tout en la présentant comme sa fille, et celle-ci en réchappe dans un ultime ressort de survie. Les accidents de voiture jalonnent les histoires fictionnelles de “L’Enchanteur” (pourtant écrit bien avant) et de “Lolita” et l’histoire réelle de Sally. Nabokov n’en démordra jamais, mais il y a beaucoup de Sally dans Lolita.
Il y a aussi du conte de fées sinistre dans “Lolita”. Charlotte – la mère rivale – écarte sa fille Lolita qui devient une concurrente, rappelant inévitablement Cendrillon et Blanche-Neige. La figure incestueuse de Humbert Humbert rappelle évidemment celle du père de Peau d’Âne et celui de Belle (même si l’inceste n’est pas consommé dans ce dernier conte, mais le père place Belle dans une position conjugale et non filiale). Humbert Humbert évoque évidemment Barbe Bleue et ses épouses assassinées, lorsqu’il en vient à conter la genèse de sa pathologie sexuelle. La pomme tient une place hautement symbolique lorsque Humbert Humbert connait une première jouissance à côté d’une Lolita inconsciente de cette jouissance – cette pomme ne pouvant rappeler que celle de Blanche-Neige (et d’Eve au Paradis, dans toute sa faute – on en revient toujours à la Bible). Au fil du texte, les lieux sont “féériques”, Lolita est “une proie enchantée”, leur intimité est le “pays des merveilles”, le périple qu’ils font à travers les États-Unis, “un périple enchanté”. L’hôtel où Humbert Humbert viole Lolita la première fois s’appelle “Les Chasseurs Enchantés” et la pièce de théâtre scolaire grâce à laquelle Lolita amorcera sa fuite aura très exactement le même nom. Que de chasseurs et si peu d’enchantement, pauvre, pauvre Lolita. Le conte de fées se finit bien mal.
Faut-il dire et répéter que Lolita n’a que 12 ans et est une enfant ? Bien sûr.
Faut-il dire et répéter que Humbert Humbert est un pervers sexuel adulte ? Bien sûr.
Parce que beaucoup de gens parlent de “Lolita” sans l’avoir lu (ou alors ils l’ont vraiment mal lu) ou sur la base de ce qu’ils ont lu ou vu sur le sujet, il faut marteler ces deux affirmations jusqu’à plus souffle.
Le thème réel du roman – l’inceste – est noyé dans un malentendu persistant.
La faute à qui ?
La faute au style si particulier de Nabokov ? Bryan Boyd, le biographe de Nabokov, a toujours estimé que les lecteurs réagissaient à l’éloquence de l’auteur, non aux faits exposés. Comme si la beauté du discours anesthésiait l’horreur absolue du contenu.
La faute à Kubrick, en tout cas. Kubrick réalise le film “Lolita” en 1962, sur la base d’un scénario de Nabokov qu’il n’utilisera jamais. A mon sens, Kubrick – que j’aime pourtant ailleurs – fausse absolument le propos de Nabokov.
Sue Lyon, qui a 14 ans au début du tournage, incarne une Lolita déjà jeune femme dans ses formes et ses tenues, à tel point que le spectateur inattentif peut longtemps croire à une histoire d’amour entre une très jeune femme et un homme mûr qui, par hasard, se retrouvent “père” et “fille”. Nous sommes bien loin d’une relation d’autorité entre un père de droit et une enfant orpheline de 12 ans, qui se fait abuser sexuellement par celui qui devrait la protéger.
La musique est ridiculement légère et joyeuse lorsqu’on en vient aux scènes réunissant Humbert Humbert et Lolita (rien que le générique d’entrée donne envie de vomir).
Le mélange des genres opéré par Kubrick – le film noir, le pur policier et… le film comique – dilue absolument la tension dramatique de l’obsession perverse d’un homme adulte pour une enfant, pourtant si prégnante dans le roman de Nabokov.
Le passé de pervers pédophile d’Humbert Humbert est absolument et totalement passé à la trappe.
Et pire que tout, Kubrick fait de Lolita l’initiatrice de la relation sexuelle. Dans la première scène chargée sexuellement, Lolita est au-dessus de Humbert Humbert et semble dominer et diriger la relation sexuelle qui s’amorce. Et de fait, Lolita, qui n’a que 12 ans, devient dans ce film la femme fatale qui entraine le pseudo-héros vers sa chute. Si le thème réel n’était pas si tragique, ce serait risible.
D’ailleurs, à ce stade, on se demande si Lolita est le sujet principal du film, car Kubrick met sans arrêt en avant Clare Quilty (alors qu’il est presque absent du roman), incarné par Peter Sellers (un acteur fétiche de Kubrick auquel on donne, à mon goût, beaucoup trop de place ici) qui cabotine trop, vraiment trop. A ce titre, les premier et dernier mots prononcés dans le film sont “Quilty” alors même que les premier et dernier mots écrits dans le roman sont “Lolita”.
On ne parlera même pas de l’affiche du film, qui fait maintenant partie de l’inconscient collectif, évoquant une jeune femme avec des lunettes en forme de cœur, suçant une sucette et regardant – comme un chasseur – la proie devant elle.
J’aime Kubrick, mais Dieu que je vomis ce film. La sexualisation perverse de la Lolita de l’affiche du film a été reprise en couverture de la grande majorité des éditions du roman, alors même que Nabokov s’opposait à toute représentation de son enfant blessée.
Les décennies qui ont suivi n’ont fait que dévoyer Lolita.
De victime, elle est passé au rang d’archétype et de nom commun, vidés du sens premier – puisque, si j’en crois la définition du CNTRL, la lolita est “une très jeune fille à l’air faussement candide, qui, par ses manières, aguiche les hommes. Lolita, l’héroïne du roman de Nabokov, est le type de la nymphette”. Le Grand Robert de la Langue Française la réduit à une “très jeune fille, adolescente à l’air faussement candide qui suscite le désir des adultes par l’image d’une féminité précoce”.
Marilyn enfonce un dernier clou dans le cercueil de Lolita, en adaptant en 1960 les paroles d’une chanson de Cole Porter qui date de 1938 et qui n’évoquait évidemment aucune Lolita, “My Heart Belongs to Daddy” :
My name is Lolita
And I’m not supposed to play with boys
Moi?
Mon cœur est à papa
You know, le propriétaire
(…)
So I want to warn you, laddie
Though I know that you’re perfectly swell
That my heart belongs to Daddy
‘Cause Daddy, my Daddy
My little ol’ Daddy treats it so
That little old man, he just treats it so good »
Dans cette chanson au succès planétaire, le cœur de Lolita appartient à son papa (on comprend qu’elle est amoureuse et consentante, “le vieux monsieur s’occupe tellement bien d’elle”), il est en est propriétaire, et elle n’a pas le droit de flirter avec les garçons.
Le glissement de l’enfant victime vers l’enfant consentante, aguicheuse et perverse s’opère.
Même pas lentement. Mais sûrement.
La libération sexuelle de la fin des années 60 réclame la jouissance pour tous. “Il est interdit d’interdire” et l’absence de normes permet tous les abus. Camille Kouchner et Vanessa Springora en montrent bien toutes les dérives dans leurs romans respectifs. Pour autant, à la différence d’un Gabriel Matzneff, Nabokov n’a jamais fait et ne fera jamais l’apologie de crimes réels.
Dans cette mouvance, il semble pertinent à Bernard Pivot de dire à Nabokov qu’ “on risque de penser que vous êtes le père d’une seule petite fille un peu perverse”. Nabokov est obligé une fois encore de rectifier le propos : “Lolita n’est pas une jeune fille perverse. C’est une pauvre enfant. Une pauvre enfant que l’on débauche et dont les sens ne s’éveillent jamais sous les caresses de l’immonde Monsieur Humbert.» (Apostrophes, 1975).
Dans cette mouvance, il semble normal de réduire, comme le fait Paris Match en 1977, Samantha Geimer à “une Lolita de 13 ans qui a fait de Roman Polanski un maudit”.
Au delà du nom commun – dévoyé – Lolita devient une “icône pop” (et je cite ici Christophe Tison dans Slate du 7 octobre 2019). Les cosplays, le Lolicon, la culture manga sont envahis par une Lolita écolière perverse qui n’a jamais existé, en jupe plissée courte et chaussettes montantes.
Elle n’a jamais existé, l’enfant perverse. N’a existé qu’une enfant abusée, dont “les sanglots la nuit – chaque nuit, chaque nuit” ont été oubliés.
Ce n’est pourtant pas compliqué : Nabokov parsème le récit de cette douleur. Nabokov nomme cette douleur, puisqu’avant même de se voir surnommée Lolita, l’enfant s’appelle Dolorès.
Ce que Lolita a de si racoleur, de si aguicheur pour Humbert Humbert – comme pour tous les pédocriminels – c’est son infantilisme même (et Vanessa Springora le décrit clairement dans “Le Consentement”).
Dans une interview où on l’invitait à comparer l’histoire de Dolorès aux unions entre très jeunes femmes et hommes mûrs, Nabokov précisait encore et toujours que Humbert Humbert aimait les fillettes (et pas les très jeunes femmes) et que lorsqu’elle atteint les quatorze ans, le pédocriminel en parle comme de sa “maîtresse vieillissante”.
Cette mise au point en rappelle une autre, au cours de laquelle un journaliste voulait voir chez Humbert Humbert un caractère touchant. Nabokov dût rappeler que Humbert Humbert n’est qu’un misérable, vaniteux et cruel, qui réussit à paraître touchant mais que ce dernier adjectif “tout irisé de larmes, ne peut s’appliquer qu’à ma malheureuse petite fille”.
Il est ironique que Nabokov ait à ce point détesté Freud, le père de la psychanalyse (ce “charlatan viennois” comme il l’appelait), parce que sa retranscription de l’état émotionnel de l’enfant incesté est extrêmement pertinente. Malgré le questionnement récurrent de certains spécialistes de l’auteur, personne ne saura jamais si Nabokov a été confronté à l’inceste ou à la pédophilie, que ce soit en tant que victime ou en tant que bourreau – il n’en demeure pas moins que sa description de l’état émotionnel de la victime est d’une pertinence rare à une époque où peu de travaux existaient sur le sujet.
Dans “Lolita”, Nabokov décrit très exactement les symptômes et la mécanique de survie des enfants sexuellement abusés. Si l’on reprend les connaissances actuelles et qu’on les applique à “Lolita”, écrit en 1955, la justesse du roman est effarante.
La phase initiale de l’inceste correspond à la mise en place d’un milieu favorisant l’interaction, la recherche d’intimité où l’adulte fait tout ce qui est en son pouvoir pour être seul avec l’enfant – très exactement ce que fait Humbert Humbert dans les premières semaines de son installation dans le foyer de Charlotte. Lorsque Humbert Humbert connait sa première jouissance (celle liée à la pomme – pauvre jouissance née sur un canapé, du frottement innocent des mollets de Lolita sur ses cuisses, contre son entrejambe), il ne fait rien d’autre que d’essayer d’accéder au corps de l’enfant qui n’a aucune raison de se méfier des réels enjeux (Lolita ne s’apercevra de rien, d’ailleurs).
La phase du secret est capitale (Camille Kouchner l’a assez expliqué, ce secret emporte la victime abusée et d’autres victimes silencieuses) : le bourreau incite l’enfant à participer à une activité sexuelle adulte, en la normalisant (c’est très exactement ce que fait Humbert Humbert lorsqu’il explique qu’ils vont voyager longtemps ensemble et qu’une forme d’intimité va forcément s’installer entre eux), en récompensant et en achetant l’enfant (pour preuve, les nombreux cadeaux que Humbert Humbert achète à Lolita pour s’assurer en retour de sa bonne disposition sexuelle). La phase du secret est capitale car elle enferme l’enfant dans un silence assourdissant. Car le tabou de l’inceste est tel que c’est le silence qui entoure, qui enserre et assomme la petite victime, qui doit s’adapter afin de survivre. C’est exactement ce que fait Lolita en ne parlant à personne de ce qu’elle vit, car elle pense que personne ne pourrait la croire, face à ce “père” européen d’un rare urbanisme.
L’abus persiste grâce à la persuasion (Humbert Humbert persuadant sans fin Lolita de la justesse de leur relation et de l’impossibilité de faire autrement), la menace (Humbert Humbert menaçant Lolita de l’emmener en maison de redressement), la menace physique (la scène où Humbert Humbert empoigne le bras de Lolita pour la faire taire), la gratification (les cadeaux), la violence verbale (les insultes et les cris).
L’enfant doit sans cesse marchander sa survie dans une relation verticale aliénante de terreur et de soumission. L’enfant doit également marchander la survie de son agresseur, car l’enfant s’adapte et anticipe les humeurs du bourreau afin que celui-ci soit plus serein et donc moins oppressif.
L’enfant abusé est transformé en objet, n’est réduit qu’à un corps, dépossédé de personnalité propre et c’est bien comme ça que Humbert Humbert considère Lolita, puisqu’il ne parle dans sa confession que de son corps à elle et du plaisir que celui-ci lui procure. La personnalité de Lolita et sa dimension humaine lui échappent totalement, ce dont il s’étonne dans un moment de lucidité.
Mais cette adaptation engendre évidemment des troubles de régulation émotionnelle chez la victime.
La honte, la sensation de souillure (Lolita : “j’étais pure et fraîche comme une pâquerette, et regarde ce que tu m’as fait”), et le rejet (le discours de Madame Pratt, s’inquiétant du peu d’intérêt d’une Lolita scolarisée pour les relations avec le sexe opposé ou pour les cours d’éducation sexuelle) jalonnent le vie de l’enfant abusé. L’isolement social, le repli sont les pauvres compagnons de l’enfant incesté, et c’est bien ce qui arrive à Lolita qui n’a guère le droit d’interagir avec qui que ce soit. Elle est enfermée en elle-même, et son bourreau – pour être bien sûr que le secret et l’exclusivité de sa proie sont préservés, la soumet à mille interrogatoires.
La dysphorie, qui parsème le roman et qui se caractérise par de la tristesse, de l’anxiété, de l’insatisfaction, de la tension, de l’irritabilité et de l’indifférence, est le noir serpent qui étouffe l’enfant abusé. Les pensées noires ou pire, l’état suicidaire sont la norme de l’enfant abusé.
Parce que la sexualité enfantine, qui est faite de jeux et de découvertes et qui demande ultimement de la tendresse seulement, n’est pas la même que la sexualité adulte, l’inceste produit, en précipitant ensemble les deux, un état de choc, un vide d’affect, un état de sidération, une immobilisation qui peut ressembler, à l’œil du pervers pédophile, à un consentement.
Pour paraphraser Suzanne Robert-Ouvray, docteur en psychologie clinique, psychothérapeute et chercheur à l’Université Paris-VII, l’enfant abusé est médusé.
Et Lolita, malgré sa lucidité (c’est elle qui lâche immédiatement après le premier viol “le mot juste est inceste”) et son instinct de survie, n’est rien d’autre que médusée. Elle pleure (ces pleurs que personne n’entend) et se dissocie totalement : la faille émotionnelle est tellement profonde qu’il est impossible de même y penser. La dissociation permet à ce stade de ne plus être présent à soi-même, de déserter son corps (qui fait mal), ses émotions (qui font mal) et sa vie (qui fait mal).
Pourtant, Lolita se cabre. C’est elle, comme on l’a dit, qui lâche le mot “inceste” dès le premier viol. C’est elle qui traite Humbert Humbert de “pervers”. C’est elle qui arrive à s’enfuir des griffes malsaines de Humbert Humbert, même si c’est pour tomber sous la coupe d’un homme encore plus pervers. Cela faisant, elle recherche un sauveur et accomplit ce que l’on appelle la sexualisation traumatique.
Dans la confession de Humbert Humbert, Lolita n’a jamais voix au chapitre, on ne l’entend pas. Si on l’entend, c’est au travers du filtre malaisant et unilatéral d’Humbert Humbert, qui réécrit l’histoire à son gré et à son avantage. Et c’est bien là où Nabokov est un écrivain magistral dont il faut se méfier, car la tension est permanente entre le beau discours de Humbert Humbert et ce que l’on pressent être la réalité, bien différente.
Lolita est réduite au silence, comme toutes les victimes d’inceste, alors que, selon les statistiques officielles, un enfant sur dix est victime d’inceste.
Qu’on sorte ces enfants du silence, par pitié.
A Sally, et toutes les Lolitas.
(NDLR. Ici, une tenue en inadéquation totale avec le texte. Parce qu’aucune photo ne serait adéquate, d’ailleurs. Nous avons donc ici besoin d’un grand bol d’air frais, de nature et d’une tenue ni sexualisante, ni féminisante).
10 Septembre 2021
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