Si vous pensez que l’utérus des femmes n’a rien de politique, vous vous trompez lourdement. Hélas.
S’il y a bien un domaine qui est ultra-politisé, c’est justement l’utérus des femmes (que l’on soit bien d’accord, je parle dans ce texte de l’utérus des femmes mais le texte concerne toute personne en capacité de porter un enfant). Souvenez-vous : la ligature des trompes est presque impossible avant un âge avancé dans beaucoup de pays dits développés, ce n’est pas pour rien.
Car ne nous leurrons pas : il s’agit bien de politique lorsque l’on en vient à l’utérus, même si celle-ci est camouflée derrière des oripeaux juridiques ou religieux.
Commençons par le juridique. La décision de la Cour Suprême des États-Unis “Dobbs vs Jackson Women’s Health Organization” du 24 juin 2022 fonde sa décision de ne pas reconnaître le droit à l’avortement comme un droit s’imposant à tous les états sur le fait que ce droit n’est pas inscrit dans la Constitution américaine – contrairement à la décision de la même Cour du 22 janvier 1973 “Roe vs Wade” qui invoquait le droit à la vie privée, presque 50 ans plus tôt.
Dès lors, la décision de criminaliser ou non l’avortement ressort, selon la décision du 24 juin 2022, de la compétence de chacun des 50 états américains. On estime à ce jour que 25 ou 26 états pourraient interdire le droit à l’avortement.
Le droit à l’avortement n’est pas inscrit dans la Constitution – comment le pourrait-il ? La Constitution américaine, qui date du 17 septembre 1787, est l’une des plus anciennes constitution encore en vigueur et régit principalement l’organisation étatique et les droits des administrés vis-à-vis d’un Etat neuf qui devait s’armer de textes constitutifs tant sur le plan national qu’international. Les Amendements définissent quant à eux les droits fondamentaux des Américains vis-à-vis de leur nation (liberté d’expression, liberté de religion, droit au procès équitable, définition de la citoyenneté, collecte de l’impôt, limitation à deux mandats présidentiels, etc). Je me félicite au passage qu’en France, les constitutions aient régulièrement changé au cours des deux derniers siècles afin de s’adapter à la société, créant par là de nouvelles Républiques.
La Cour Suprême américaine, qui n’a guère d’équivalent en France puisque la structure étatique est totalement différente (État unitaire versus état fédéral), est la cour qui domine tout le système judiciaire : elle interprète la Constitution américaine et édite des arrêts sans appel possible qui font jurisprudence.
Qui siège à la Cour Suprême ? Eh bien, c’est là que le politique réapparaît : neuf juges dont un président (Chief Justice) sont nommés à vie par le Président des États-Unis. La Cour Suprême, dont la mission principale est de vérifier la constitutionnalité du corpus juridique applicable, est donc hélas extrêmement politisée.
Sur ces neuf juges, Thomas (nommé par G.H.W. Bush), Alito (nommé par G.W. Bush), Gorsuch (nommé par Trump), Kavanaugh (nommé par Trump), Coney Barrett (nommée par Trump) et Roberts (nommé par G.W. Bush et il est le Chief Justice) sont vus comme conservateurs et Breyer (nommé par Clinton), Kagan (nommée par Obama) et Sotomayor (nommée par Obama) sont considérés comme progressistes. Je vous laisse deviner qui a voté contre l’interdiction de l’avortement. Le vote respectif de chacun des juges de la Cour Suprême américaine va très exactement dans le sens de ses opinions politiques, ce qui laisse évidemment penser que la décision “Dobbs vs Jackson Women’s Health Organization” du 24 juin 2022 est plus politique que juridique. C’est criant parce que la vie politique américaine est très polarisée et encore bipartisane, contrairement à la France, par exemple.
Enfin, il faut être honnête : le renversement de la jurisprudence “Roe vs Wade” est peut-être intervenu sous la présidence Biden mais il a été préparé par les conservateurs depuis de nombreuses années et la mise en place par Trump de trois juges conservateurs à la Cour Suprême ces dernières années a largement aidé à ce renversement.
Avec la politisation surviennent évidemment les conflits d’intérêts qui peuvent jeter le soupçon sur l’intégrité des décisions de la Cour Suprême. La position du juge Clarence Thomas (qui a voté pour la révocation du droit à l’avortement) est par exemple plus que discutable puisque son épouse Ginni, qui a été nommée en 2020 par Trump comme membre de la Bibliothèque du Congrès, est une fervente supportrice de Trump et a milité en faveur de l’insurrection du 6 janvier 2020 afin de faire reconnaître Trump comme le vainqueur des élections présidentielles.
Et l’on en vient inévitablement à l’argent et au pouvoir, qui sont au centre de tout le jeu politique américain. L’argent et le pouvoir pourrissent l’ensemble du système américain de manière absolument assumée puisque l’activité des nombreux lobbies présents à Washington est totalement normalisée. Dans un perpétuel jeu de “je te tiens la barbichette”, les lobbies financent leur poulain politique qui leur revaudra bien ça une fois au pouvoir. La NRA est peut-être la plus connue et la plus puissante de ces organisations mais il ne faut pas se leurrer : les lobbies sont des milliers à œuvrer, chacun pour leur paroisse ou industrie, à Washington.
On pourrait se dire que le lobby “pro-choice” – c’est-à-dire en faveur de la légalisation de l’avortement – n’a peut-être pas fait assez pour préserver une législation “Roe vs Wade” qui lui était favorable mais il faut bien reconnaître que le mouvement “pro-choice” va finalement à l’encontre d’un système qui est toujours le même depuis des siècles et qui a plusieurs visages : le capitalisme, le patriarcat, la religion et le racisme. Tous ces concepts marchent main dans la main depuis toujours.
Je m’explique.
Les premières traces de violence entre humains sont apparues au Néolithique, lorsque l’homme est devenu sédentaire. Avec la nouvelle notion de patrimoine à préserver sont apparus la mise en esclavage d’autrui et le souci permanent de transmission de la terre acquise à un héritier, d’où une mainmise de l’homme sur l’utérus de la femme.
Et l’on en vient naturellement à la religion, qui accompagne l’humanité depuis la nuit des temps.
La Bible, qui a toujours été et demeure encore aujourd’hui un instrument politique, n’a fait que justifier ou disqualifier “spirituellement” certaines pratiques ou certains actes et le but de cet ensemble de textes religieux n’a jamais été autre que de réguler le comportement des personnes au sein d’une société civile. A ce titre, les Dix Commandements ne sont rien d’autre qu’une loi applicable à une société civile.
La prééminence de l’homme sur la femme irrigue la Bible, qui a elle-même irrigué et structuré la société au cours des siècles passés. La femme, qui est la fautive du Jardin d’Eden, reçoit le viatique de croître, de se multiplier et d’enfanter dans la douleur, sous la domination de son mari (si j’en crois la Genèse 3,16). En outre, il faut s’assurer que l’héritier à venir est bien de son sang, d’où un effet de domination de l’homme sur la femme.
Quant aux populations dites inférieures, leur mise en esclavage a largement été permise par un ethnocentrisme nauséabond corroboré par les textes religieux qui permettaient un évangélisme violent, puis par la pseudo-science de catalogue du Siècle des Lumières – qui en classifiant, a créé des hiérarchies entre sexes et entre races. Pour faire simple, soit on éradiquait les populations natives pour prendre leurs terres (je pense aux Amérindiens à qui les missionnaires proposaient la fameuse “eau de feu” et des draps infectés de variole afin qu’ils en meurent), soit on les mettait en esclavage et on bénéficiait d’une main d’œuvre gratuite (je pense évidemment au commerce triangulaire).
La mainmise opérée sur les femmes et sur les races dites inférieures n’ont pas eu d’autre but que d’assurer la prise de pouvoir matérielle et politique par des hommes, souvent blancs – ethnocentrisme oblige. Le tout avec le soutien “spirituel” de la religion catholique. En d’autres temps appelé “commerce médiéval”, “colbertisme” (en France), “bullionisme” (en Espagne et au Portugal), “commercialisme” (en Hollande et en Angleterre), “commerce triangulaire”, le phénomène s’appelle aujourd’hui “capitalisme”.
Penser que l’argent ne travaille pas main dans la main avec le politique serait une autre erreur naïve. Car n’oubliez pas : tout est politique (même si Machiavel le dit autrement : “tout n’est pas politique mais la politique s’intéresse à tout”).
En bref, la religion catholique a souvent été le bras spirituel de la mainmise des hommes européens sur les femmes et sur les races autres.
Voilà pour l’oripeau religieux qui camoufle le politique.
Vous pensez que je m’égare ? Que nenni. La question politique des sexes et des races est au cœur de la problématique de la procréation et de l’avortement.
L’utérus des femmes est politique et l’a toujours été, il ne faut pas se leurrer. Margaret Atwood l’a bien compris, en rédigeant “La Servante Écarlate” (que je vous encourage à lire, si vous en avez le coeur).
L’utérus permet la transmission patrimoniale à un niveau individuel et la transmission culturelle et politique à un niveau national. Car là est l’enjeu.
L’enjeu n’a jamais été de “protéger l’enfant”, pour reprendre les termes des personnes “pro-life”. Si tel avait été le cas, tout un système gouvernemental de santé publique gratuite, de sécurité sociale, d’aide à l’enfance, de lutte contre les violences faites à l’enfant, de lutte contre les tueries de masse en milieu scolaire aurait été mis en place. Mais, pour paraphraser le Pasteur Dave Barnhart de Birmingham en Alabama, il faut bien reconnaître que “les non-nés” sont un groupe bien pratique à défendre. Ils ne demandent rien, sont moralement purs au contraire des incarcérés, des drogués ou des pauvres, ils ne demandent rien, ils n’ont pas besoin d’argent, ils sont les créatures parfaites à aimer.
Pourtant, on le sait assez, les enfants non voulus sont ceux qui courent le plus de dangers : entre les dénis de grossesse, les violences domestiques (quand on ne parle pas de meurtres) et la mise en adoption avec tous les risques d’abus que cela comporte, des périls graves émaillent la vie des enfants non désirés.
Si l’enjeu des conservateurs “pro-life” n’est donc pas de protéger l’enfance, quel est-il ?
Leur unique enjeu est de préserver la prédominance numérique des personnes blanches sur les personnes de couleur. C’est aussi simple et aussi horrible que cela.
Cet enjeu n’est pas nouveau : Ben J. Wattenberg, démographiste américain, en parle déjà dans son livre publié en 1987 “The Birth Dearth: What Happens when people in free countries don’t have enough babies?”.
En 2015, plus de la moitié des bébés nés sur le sol américain appartenaient à des minorités, alors que 80% des décès enregistrés pour la même année concernaient des Américains blancs. En 1960, 85% des personnes vivant aux États-Unis étaient blancs, chiffre qui devrait chuter à 43% en 2060, selon le Pew Research Institute.
La thématique, bien relevée par Jane Elliott, l’immense activiste et éducatrice anti-raciste américaine, est simple : il faut qu’un maximum de bébés blancs naissent afin que la population blanche américaine ne soit pas dépassée numériquement par les personnes de couleur. Par conséquent, il faut criminaliser l’avortement.
Le point est celui de la domination numérique, politique et monétaire et de l’hégémonie culturelle qu’il faut préserver (l’Europe se bat avec cette même thématique, mais sur le terrain des crises migratoires).
Trump a, dès le lendemain de la décision “Dobbs vs Jackson Women’s Health Organization” du 24 juin 2022, salué la victoire de la “vie blanche”. Car il y a bien là un point de suprématie blanche et il est maintenant parfaitement assumé.
Après la décision “Dobbs vs Jackson Women’s Health Organization” du 24 juin 2022, il y aura toujours autant d’avortements mais beaucoup d’entre eux seront à risque. Et qui sera à risque ? Les populations pauvres, les populations de couleur, qui avorteront illégalement et dans des conditions dangereuses (52 morts sur 100.000 pour la population noire contre 18 pour 100.000 pour la population blanche – Black lives matter pas tant que ça apparemment).
Les états du Sud des États-Unis regroupent près de la moitié de la population noire du pays et ce sont justement eux qui interdissent ou limitent sévèrement le droit à l’avortement.
Le taux d’avortement pour les femmes noires est de 23,8 pour mille, alors qu’il est de 6,6 pour mille pour les femmes blanches, selon le Guttmacher Institute qui dénonce à juste titre un problème systémique. Les femmes noires meurent trois fois plus que les femmes blanches à l’accouchement et les enfants noirs meurent deux fois plus que les enfants blancs à l’accouchement. Ces chiffres vont très certainement s’aggraver avec la criminalisation de l’avortement.
Une femme vivant à Brownsville au Texas devra parcourir 1.600 km (plus de 14 heures de route) pour atteindre Albuquerque et bénéficier d’un avortement médicalisé. Femmes qui me lisez, pouvez-vous vous imaginez dans une telle situation ?
Les moyens de se prémunir d’une grossesse non désirée – qu’il s’agisse d’éducation sexuelle, de moyens de contraception ou d’avortement médicalement encadré – sont hors de portée des femmes de couleur pauvres. Le seul et triste constat à en tirer est que ce problème systémique de l’avortement se trouve très exactement à l’intersection des problématiques du patriarcat et du racisme.
C’est révoltant.
Alors évidemment : une grossesse idéale est celle désirée par les deux parents. Personne n’est POUR l’avortement. Mais il faut au moins offrir le choix aux femmes enceintes de porter ou non un enfant a priori non désiré.
Je ne peux que radoter et mettre l’accent sur l’importance de l’éducation en général, de l’éducation sexuelle au cas particulier, de l’éducation à faire sur le viol, sur la violence domestique, sur le viol conjugal.
Sur un plan personnel, maintenant : je peux comprendre qu’une personne soit contre l’avortement. Mais si cette personne souhaite ne jamais avorter, qu’elle n’empêche pas une autre personne de le faire, car l’histoire de chacun est différente.
J’ai connu deux amis hommes qui ont été piégés par des grossesses non désirées par eux. J’ai connu un homme qui considérait l’avortement comme le crime absolu mais qui a dû accompagner 15 ans plus tard sa femme dans le processus affreusement douloureux d’un accouchement/avortement d’un enfant mort-né. J’ai connu une femme victime de viol conjugal qui s’est retrouvée enceinte alors qu’elle demandait un coït interruptus (car elle connaissait son cycle) et que la seule réponse qu’elle reçut fut un “voilà, j’ai gagné” lors de l’éjaculation de son partenaire en fort désir d’enfant. J’ai connu des femmes et des hommes qui voulaient des enfants qui ne se sont jamais incarnés sur Terre et qui ne sont jamais arrivés. J’ai entendu mille histoires, mille configurations intimes (et ce ne sont même pas des configurations de viol ou d’inceste) qui font que je souhaite évidemment pour le bien de chacun que la procréation et l’avortement restent dans la sphère privée, personnelle, sans intervention politique.
Pourquoi est-ce important d’en parler ici, alors que je suis française ? Parce que les États-Unis ne sont peut-être pas mon pays de naissance mais leur positionnement sur des problématiques sociétales donnent souvent le “la”, à telle enseigne qu’il n’a pas fallu 4 jours pour que l’Irlande, l’Angleterre et la France s’emparent du sujet de l’avortement.
Le Missouri est déjà en train d’examiner plusieurs projets de loi qui permettraient de poursuivre les femmes qui avortent hors de son territoire. De nombreux activistes américains appellent les femmes à supprimer leurs applications de suivi de cycle, de peur que celles-ci se retournent contre elles en cas d’interruption volontaire de grossesse. Enfin, le juge Clarence (celui qui est marié à Ginni dont je vous parlais plus haut) est déjà en train de questionner les droits des LGBTQIA2S+.
Bref, tout ceci n’a rien de rassurant.
A vrai dire, je suis extrêmement en colère. Je ne voulais même pas accompagner ce texte de photos, mais je vous inflige finalement quelques photos d’une robe noire bien triste devant le Cirque d’Hiver de Paris – car mon Dieu oui : ce qui se passe en ce moment ressemble à un cirque nauséabond et létal.
Il y a maintenant une vraie urgence. Urgence à écrire, à manifester, à se regrouper, à aider, à légiférer. Alors, allons-y.
1er juillet 2022
Robe on s’en fiche – Sac on s’en fiche – Chaussures on s’en fiche – Lunettes de soleil on s’en fiche