LES ANTIFÉMINISMES

Étudier le féminisme suppose de s’intéresser à l’antiféminisme. On pourrait s’étonner de la persistance de ce mouvement réactionnaire encore en 2024 mais il faut bien constater, pour paraphraser Michelle Perrot, que le mouvement antiféministe est aussi vieux que le féminisme et qu’il connait les mêmes avancées – bien que diamétralement opposées – que le mouvement qu’il combat.

Il existe probablement aujourd’hui autant d’antiféminismes qu’il existe de féminismes mais au-delà du sexisme et de la misogynie ordinaires, inconscients et mal assumés (la sociologue québécoise Francine Descarries parle d’“antiféminisme ordinaire”), deux courants prônant activement un antiféminisme assumé polarisent l’attention.

Le premier courant est souvent religieux et conservateur – et souvent anti-avortement lorsque l’on en vient aux États-Unis. Il connaît une résurgence récente grâce aux réseaux sociaux, sur lesquels des femmes s’incarnent en “TradWives” (pour “traditional wives” ou “femmes traditionnelles”).

Le second courant est souvent porté par des hommes, sous la bannière du masculinisme.

Au-delà de l’appréhension inconsciente et collective d’un archétype féminin né de la Vierge Marie et d’Ève la pêcheresse, tout entier dévolu à la maternité et à la satisfaction sexuelle de son partenaire masculin et inférieur à celui-ci, les fondements de l’antiféminisme sont à la fois sociétaux et intimes.

D’un point de vue sociétal, les antiféministes dénoncent l’effondrement de la structure familiale que suppose le féminisme, qui revendique le droit pour les femmes de travailler, d’être indépendantes, de ne pas se marier, de ne pas vivre en couple, de ne pas vouloir d’enfant ou encore d’être homosexuelles.

Les TradWives prônent le retour de la femme au sein du foyer et leur dévouement à leur partenaire masculin, qui est souvent un mari, et à leurs enfants.

Elles font le choix de ne pas travailler – et prônent la défense de la cellule familiale traditionnelle en mettant en avant des vertus qui se veulent tout aussi traditionnelles, comme la féminité (nous avons ici posé la question de savoir ce qu’était la féminité), l’élégance, la galanterie et le respect des décisions du mari. L’ensemble est souvent porté par une nostalgie et une esthétique rétro des années 50 et 60. Il y a aussi une part de romantisme qui camoufle plus ou moins bien une réalité économique déséquilibrée.

The feminine urge to dress like a princess every day”

@lovetobefeminine sur Instagram

Faut-il mentionner que la princesse renvoie à l’image d’une adolescente ou d’une très jeune femme, à qui il manque, par définition, les attributs de l’indépendance et de la maturité ? Jamais le terme de “reine” n’est revendiqué par les antiféministes, celui-ci supposant probablement une plénitude et une maturité qui n’est guère conciliable avec le rôle de TradWife.

I am in my “I don’t watch the news and my husband tells me what to think” era”

@superalternative.supermom sur Instagram

La TradWife devient une femme-trophée, objétisée, infantilisée, dépendante de son mari – qu’il s’agisse de décisions portant sur sa propre coupe de cheveux ou de décisions plus familiales, comme les finances.

How an elegant wife is an asset to her husband”

@lifewithmrsp sur Instagram

L’influenceuse britannique Alena Kate Pettitt, chantre de l’antiféminisme, joue sur la confusion entre le statut de mère au foyer et celui de TradWife, en expliquant sur son site Internet “The Darling Academy” comment devenir une femme au foyer parfaite – au risque de transformer la TradWife en Stepford Wife.

It’s about submitting to and spoiling her husband like it’s 1959 – as well as supporting a return to “traditional English manners, lifestyle and values.”

Your husband must come first”

Alena Kate Pettitt

Tous les termes traditionnellement attachés aux femmes resurgissent de manière récurrente : la TradWife se doit d’être gentille, bonne, douce et au service d’autrui.

Les TradWives semblent croire que les féministes leur reprochent de rester à la maison. Mais il n’en est rien – et je n’ai jamais lu ou entendu une féministe digne de ce nom s’insurger qu’une femme préfère rester à la maison plutôt que de travailler.

Et il n’y a en effet aucun reproche à faire aux femmes rester à la maison.

Mais ce que semblent oublier les TradWives, c’est que c’est justement grâce aux mouvements féministes qui ont œuvré pour l’entrée de la femme dans la sphère professionnelle que les TradWives peuvent faire le choix de travailler ou non.

Rester à la maison n’est, grâce aux féministes passées, plus une obligation.

Mieux encore : c’est grâce aux mouvements féministes que les TradWives qui bénéficient d’une large audience sur les réseaux sociaux peuvent monétiser leurs pages Instagram, leurs chaines Youtube (8,79K pour Alena Kate Pettitt sur YouTube par exemple), en tirer des revenus et déposer ceux-ci sur des comptes bancaires dont l’ouverture leur était encore interdite il y a encore 60 ans en France.

Parlons donc de la France.

Thaïs d’Escufon, qui ne se considère ni comme une conservatrice, ni comme une TradWife (elle a 24 ans, n’est pas mariée et n’a pas d’enfant – certains de ses internautes lui demandent quand est-ce qu’elle va fonder une famille), dénonce (également sur YouTube, avec plus de 700.000 abonnés) les méfaits du féminisme – et dans son cas, il ne s’agit que du prolongement de ses opinions politiques d’extrême-droite, puisqu’elle était l’ancienne porte-parole du mouvement maintenant dissolu Génération Identitaire.

Thaïs d’Escufon revendique un patriarcat européen et estime que le féminisme doit disparaître.

On a essayé le féminisme, les résultats ne sont pas très concluants. Finalement, nos ancêtres n’étaient-ils pas plus heureux grâce au patriarcat européen que nous avons oublié ? Leur héritage est là, dans nos veines. Il ne demande qu’à se réveiller.”

Tweet du 28 avril 2023

Le féminisme est une guerre contre la virilité. Pour les féministes, l’ennemi à abattre, c’est le principe masculin, c’est l’homme.”

Le féminisme est une “idéologie égalitaire qui pousse au ressentiment et à la jalousie.”

Le féminisme mène une guerre contre la féminité.”

Le féminisme mène une guerre impitoyable à la beauté” (avec images à l’appui de femmes qui ne sont pas dans les standards socio-culturels de l’époque : rondes – bonjour la grossophobie décomplexée – et racisées – bonjour le racisme décomplexé)

Le féminisme fait une guerre à la féminité parce qu’il nous explique que pour être heureuse, quand on est une femme, il faut que l’on se comporte comme un homme, notamment dans les relations amoureuses.”

Vidéo YouTube du 18 septembre 2022

Thaïs d’Escufon se réclame de Jordan Peterson, masculiniste dont l’audience est très large sur les réseaux, et qui se veut… traditionnaliste et sans surprise, ils estiment tous deux que les hommes se doivent d’être virils, forts, protecteurs et bâtisseurs.

Il faut bien avouer que les discours antiféministes sont extrêmement caricaturaux. Aucune féministe digne de ce nom n’a jamais voulu de société sans homme, n’a jamais voulu éradiquer la beauté ou la féminité et on voir mal comment une société égalitaire pourrait engendrer de la jalousie – au contraire, me semble-t-il.

Également, c’est faire peu de cas des universitaires et chercheurs qui, tout autour de cette planète, étudient la sociologie, la sexualité, les études de genre et le féminisme. En réalité, et c’est une opinion personnelle, ces discours antiféministes démontrent souvent, avec des contresens, des amalgames et des approximations, un manque de culture et une incapacité intellectuelle au raisonnement qui transparaît dans chaque discours.

Le meilleur exemple est celui de Thaïs d’Escufon qui semble vouloir mettre de côté (en l’épargnant, politique oblige) le féminisme de droite en conspuant ce qu’elle croit être du féminisme de gauche, alors qu’elle est en réalité en train de dézinguer des théories sorties du féminisme… de droite.

C’est pourtant, une fois encore, grâce aux mouvements féministes que Thaïs d’Escufon a la possibilité de s’exprimer sur les réseaux sociaux et qu’elle peut potentiellement monétiser son audience.

D’un point de vue sociétal, à présent.

Selon Thaïs d’Escufon, le féminisme actuel se réduit à un combat visant à octroyer aux hommes “le droit de se déshabiller dans les vestiaires féminins”.

Les antiféministes estiment de manière plus générale que le féminisme n’est aujourd’hui plus nécessaire, les inégalités de genre ayant disparu – et aurait même à présent l’effet nocif d’opposer hommes et femmes, voire de créer un matriarcat dont les hommes seraient les victimes invisibles.

Pourtant, les statistiques sont bien là et même si l’égalité de droits est de plus en plus acquise – en tout cas dans les sociétés occidentales – il est indéniable que l’égalité sociale est encore perfectible.

Les femmes gagnent toujours sensiblement moins que les hommes pour un même emploi (autour de 25% selon les années et les pays occidentaux) et le temps partiel subi est essentiellement féminin (selon les statistiques de l’INSEE de 2021).

À la maison, que les femmes aient un emploi ou non, elles supportent de manière massive la charge du travail domestique et cette inégalité se creuse avec l’arrivée d’un premier enfant. Sans parler de la charge mentale, qui est majoritairement supportée par les femmes.

Si l’on en vient aux violences domestiques subies par les femmes, 118 femmes ont été tuées par leurs partenaires ou ex-partenaires en 2022 en France.

82% des personnes décédées au sein du couple sont des femmes, et parmi les femmes tuées par leur conjoint, 31% étaient victimes de violences antérieures de la part de leur compagnon.

Par ailleurs, parmi les 23 femmes ayant tué leurs partenaires, 9 d’entre elles avaient déjà été victimes de violences de leur part (Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple. Année 2022, Ministère de l’Intérieur, Délégation aux victimes).

Il n’est ici pas question de nier le fait que les hommes sont également victimes de violences conjugales, mais il faut bien reconnaître que la proportion de femmes victimes de féminicides en fait un problème systémique.

Si l’on en vient aux violences sexuelles subies par les femmes, la très grande majorité des plaintes enregistrées pour ce type de violences (viol, agression sexuelle, atteinte sexuelle, harcèlement sexuel, outrage sexiste, voyeurisme, proxénétisme, pédocriminalité, corruption de mineur et exhibition sexuelle) provient très majoritairement de femmes – 85% – dont la moitié sont des mineures. Dans 96% des cas, les personnes mises en cause sont des hommes – dont 28% de mineurs (chiffres publiés par La Vie Publique au 8 mars 2024).

Une fois encore, il n’est pas question ici de nier la réalité des violences subies par de jeunes garçons ou par des hommes, mais c’est l’ordre de grandeur des pourcentages qui élève les violences subies par les femmes au rang de problème systémique.

D’un point de vue intime, antiféministes et masculinistes regrettent un changement de dynamique intime au sein du couple. Le féminisme permettant aux femmes d’endosser des rôles sociaux jusque-là réservés aux hommes, il induirait une indifférenciation et une confusion des sexes qui masculinisent les femmes et émasculent les hommes.

Les rapports de séduction et la virilité des hommes en seraient menacés, mettant à mal une dynamique où le rôle dominant de l’homme serait amoindri. L’argument n’est pas nouveau : les cervelines (les femmes qui faisaient des études) de la fin du XIXème siècle et les garçonnes des années 20 étaient considérées comme d’égoïstes jouisseuses, mettant en péril la politique nationale nataliste en retardant l’âge de leur première grossesse et mettant à mal les rapports de séduction hommes/femmes en créant un chaos sexuel.

L’argument se base sur la théorie différentialiste et sur la théorie des normes de genre, selon lesquelles les fonctions sociales sont réparties entre les sexes (la sphère publique pour les hommes, la sphère domestique pour les femmes), du fait de leur différences de nature.

Thaïs d’Escufon estime qu’il faut prendre en compte les “différences biologiques, qui engendrent des comportements, des goûts, des centres d’intérêt qui sont propres et différents entre les hommes et les femmes” (Vidéo YouTube du 18 septembre 2022).

Aujourd’hui, ces théories sont rejetées par une grande majorité de la communauté scientifique, puisqu’il est maintenant avéré par les historiens et sociologues que les rôles attribués aux hommes et aux femmes n’ont rien de naturel et qu’ils constituent des constructions sociales qui changent selon les cultures et les époques. L’Homme étant un animal social, il absorbe des normes sociales changeantes selon le lieu et l’époque – pour faire bref, on parle ici de comportements appris et non innés.

Les antiféministes masculinistes estiment également qu’un matriarcat oppressif existe aujourd’hui, dont les hommes victimes de violences conjugales et les pères divorcés sont les parfaites victimes.

Concernant les violences conjugales, nous en avons parlé plus haut : elles existent mais ne sont ni systémiques ni invisibilisées, contrairement à ce que voudrait nous faire croire Donald Dutton (chercheur et professeur émérite en psychologie à l’Université de Colombie-Britannique) avec sa théorie du “gender paradigm” développée sur son site Internet et dans ses publications. Il n’existe à mon sens aucun complot féministe visant à invisibiliser les violences conjugales subies par les hommes, sauf à croire que tous les organismes publics et privés et tous les ministères qui publient dans différents pays occidentaux des statistiques sur le sujet sont complices d’une geste féministe toxique.

Concernant les pères divorcés qui se voient dénier la garde parentale, ils s’incarnent dans des mouvements comme Fathers 4 Justice en Angleterre ou des pères qui montent sur des grues en France. Ces masculinistes contestent que la garde de l’enfant soit presque systématiquement confiée à la mère. Mais encore faut-il savoir si l’on parle de garde exclusive ou si les chiffres de la garde alternée sont additionnés aux chiffres de la garde exclusive – ce qui n’est pas bien clair dans les revendications masculinistes.

En outre, la forte féminisation des juges aux affaires familiales (JAF) est souvent prise comme un argument de discrimination à leur égard.

Selon les derniers chiffres français sur le sujet qui datent de 2021, près des trois quarts des décisions de justice confient les enfants à la mère, et dans 10% des cas, la garde de l’enfant est confiée au père.

Ces chiffres s’expliquent tout d’abord par le fait que peu de pères demandent la garde exclusive de l’enfant.

Ensuite, le JAF examine uniquement l’intérêt de l’enfant et lorsque le père doit prouver qu’il est plus apte que la mère à avoir la garde exclusive des enfants, il s’avère souvent que la mère a déjà mis en place une organisation qui lui permet de mener de front sa carrière et l’éducation de son enfant. Ce n’est pas pour rien que la charge mentale des femmes est hélas encore une thématique d’actualité.

Pour autant – sauf si l’enfant a moins de 4 ans, car on estime que le lien émotionnel fort entre la mère et l’enfant doit être préservé – un père qui demande la garde alternée a aujourd’hui 80% de chances de l’obtenir en France, ce qui semble parfaitement cohérent avec l’évolution de la cellule familiale qui connait à présent de multiples formes – de la monoparentalité à la famille recomposée.

En outre, et contrairement à la prétendue discrimination dont les pères divorcés font l’objet, ils sortent souvent favorisés du divorce, qu’il s’agisse des arrangements juridiques ou des arrangements financiers mis en place (Edouard Leport, “Les papas en danger ? Des pères à l’assaut des droits des femmes”, issu de sa thèse de doctorat sous la direction d’Anne-Marie Devreux).

Pour conclure, et c’est un avis absolument personnel, il me semble que les personnes qui se cramponnent à des définitions, à des cases, à des normes en ont besoin car elles n’ont pas la plasticité neuronale et émotionnelle nécessaire pour appréhender sereinement les évolutions sociétales qui les entourent.

Également, il me semble qu’on est toujours en contre lorsque l’on pense qu’on a quelque chose à perdre – alors que lorsque l’on est planté, en justesse, on s’adapte et la peur disparait.

Chacun se fera son opinion. Thaïs d’Escufon estime que bon nombre d’hommes et de femmes “ont sombré dans la solitude, la dépression, dans la dégradation de soi, et sont surtout dans l’impossibilité de construire une relation stable et saine sur le long terme” (vidéo YouTube du 18 septembre 2022). Moi, je vois plutôt des femmes qui ont le choix de refuser de devenir les mères de transition de leur mari, de refuser de subir des violences psychologiques et physiques de leurs partenaires masculins, qui embrassent une carrière professionnelle épanouissante, qui gagnent en confiance en soi et des hommes qui libèrent leur parole émotionnelle et qui réfléchissent et agissent de manière un peu plus subtile qu’avant, d’un point de vue humain.

Pour cet article long comme un jour sans fin et sans pain, me voici donc avec mes cheveux courts (pas féminin !) en robe et talons (féminin !), élégante, je l’espère (féminine, TradWife !), sortant du cabinet où je suis avocate (pas TradWife !) mais sur le chemin de la maison où je vais m’envoyer la lessive, les devoirs, le repas, le rangement (TradWife !), bonne mère célibataire que je suis (pas TradWife du tout).

Manteau (ou robe, on ne sait pas vraiment) Dior – Escarpins Louis Vuitton – Manteau Max Mara – Gants vintage – Lunettes de soleil Prada – Sac à main Moreau Paris

Le 12 avril 2024