SUIS-JE FÉMINISTE – VOLUME 5

La dernière fois que je me suis posée la question, ici avec vous, de savoir si j’étais féministe date de 2017. Je n’avais d’ailleurs pas abouti à une réponse positive pleine et franche, comme on pourra le lire ici.

Pourtant, si j’en crois le nombre d’articles que j’ai publiés depuis 2017 sous la rubrique “Féminisme” de ce site, si j’en crois encore mes nombreuses lectures académiques ou non sur le sujet et si j’en crois enfin mon dialogue permanent avec mon ado-chérie-qui-est-maintenant-une-jeune-femme qui étudie ces thématiques, ma fibre féministe est bien présente – et l’a finalement toujours été grâce à une mère libérale éprise de justice et de justesse.

J’ai pourtant – encore aujourd’hui – du mal à me dire féministe, car avant de définir le féminisme faudrait-il encore définir la féminité et le féminin. Or ces deux termes ne se définissent pas par eux-mêmes mais par leurs caractéristiques et par leur opposition constante à la masculinité – comme on l’a vu ici.

Si j’en crois le Larousse, la féminité est “l’ensemble des caractères anatomiques et physiologiques propres à la femme” et le féminin, qui est un adjectif et un nom commun, se définit comme “ce qui est propre à la femme”. L’opposition constante homme/femme, féminin/masculin, féminité/virilité est depuis quelques années de plus en plus floue et le féminisme envisagé comme mouvement prônant l’égalité entre hommes et femmes me semble donc laisser trop souvent de côté les personnes homosexuelles et trans.

Pourquoi inclure les personnes homosexuelles et trans dans le débat, me demanderez-vous ? Parce que l’oppression dont les femmes, les homosexuel.le.s et les trans sont victimes à des titres différents est liée d’une manière ou d’une autre à ce que l’on appelle le genre, le sexe, la sexualité ou les trois. Et ils/elles viennent heurter le patriarcat.

J’ai pourtant – encore aujourd’hui – du mal à me dire féministe, tout bêtement parce que le mot même recoupe plusieurs vagues historiques et surtout mille mouvements parfois antagonistes. Les thèmes abordés par les différents mouvements féministes ne sont pas forcément les mêmes (la différenciation entre hommes et femmes, l’universalisme/l’intersectionnalité, les causes patriarcales et/ou capitalistes de l’oppression des femmes), certains sont glissés sous le tapis pour des raisons politiques (l’avortement pour l’extrême-droite) et d’autres aboutissent à des conclusions carrément contradictoires selon les mouvements (la pornographie et la prostitution).

J’entends totalement la justesse de la célèbre punchline “we should all be feminists” mais il faut bien avouer qu’il est complexe de se dire seulement et uniquement féministe lorsque tant de paroisses différentes existent. Cela reviendrait à demander à quelqu’un s’il est croyant, à s’attendre à un oui ou à un non, et c’est tout.

Mon ado-chérie-qui-est-maintenant-une-jeune-femme m’a récemment jetée dans un désarroi profond lorsqu’elle m’a fait remarquer que je pouvais potentiellement apparaître comme une féministe de droite – à cause de la première impression luxueuse que pouvaient laisser mes seules photos – sans lecture de mes textes.

Désarroi parce que même si j’ai beaucoup lu depuis 2017, je n’avais pas pleinement pris conscience du clivage politique sous-jacent. J’ignorais l’existence d’un féminisme de gauche et d’un féminisme de droite. C’était pourtant évident, le politique ne pouvant jamais rester indifférent aux mouvements sociétaux d’ampleur.

J’ai beaucoup lu depuis 2017 mais la remarque de mon ado-chérie-qui-est-maintenant-une-jeune-femme m’a obligée à replonger dans mes lectures pour comprendre ce clivage politique appliqué au féminisme.

J’ai compris que mon féminisme, qui s’était façonné au fil de mon éducation, de ma vie de femme et mes lectures et de mes échanges, était très personnel – acceptant ou rejetant certains points dans tel ou tel mouvement féministe, et que cela devait probablement être le cas pour les autres.

En bref, j’ai compris qu’il y avait autant de féminismes que de personnes intéressées par le sujet (et nous sommes bien d’accord, tout le monde devrait s’intéresser au sujet, et c’est en cela que “we should all be feminists”).

Pour revenir à la remarque de mon ado-chérie-qui-est-maintenant-une-jeune-femme, et contrairement à ce que pourraient laisser croire mes photos, mon féminisme personnel est aux antipodes du féminisme de droite.

Le féminisme de droite, dit libéral (au sens politique – le contraire de ma mère que je qualifie de “libérale” au sens éducationnel) vise à une indifférenciation entre sexe masculin et sexe féminin. On range souvent sous cette appellation les femmes qui en convoitant des positions de pouvoir s’habillent et se comportent comme des hommes dans une volonté consciente ou non de gommer leur féminité (sous réserve que l’on sache définir ce qui fait la féminité). Comme je l’ai déjà écrit ici il y a fort longtemps, je regrette que les femmes qui souhaitent accéder à des positions importantes se sentent obligées de s’arroger les attributs masculins du pouvoir pour se sentir crédibles. Ce n’est pas tant elles qu’il faut blâmer mais un système qui les oblige à jouer selon certaines règles. Pour autant, si une minorité bruyante cessait de jouer selon ces règles, le système serait peut-être bien obligé de changer.

Mon féminisme est évidemment encore moins d’extrême-droite, puisque celui-ci reprend à mon sens les vieux poncifs tout pourris du racisme américain de la fin du XIXème siècle sur la femme blanche violée par le méchant afro-américain. Le féminisme d’extrême-droite joue en effet souvent la carte de l’insécurité dont sont victimes les femmes (blanches de préférence) à cause des méchants immigrés (mats de peau, de préférence). En outre, la féminisation en France des rangs du Rassemblement National (Marine Le Pen ou Marion Maréchal-Le Pen) ou de Génération Identitaire (Anaïs Lignier ou Thaïs d’Escurfon) qui permet d’adoucir des messages politiques extrémistes est une ficelle un peu grosse à mon goût.

A l’inverse du féminisme libéral, le féminisme différentialiste (je pense notamment à Antoinette Fouque et sa théorie de la libido spécifiquement féminine ou Marie-Jo Bonnet, auteur du très bon “Simone de Beauvoir et les femmes”, qui prône un féminisme ancré dans la différence sexuée) estime que le patriarcat est si profondément internalisé qu’il empêche une différenciation réelle entre hommes et femmes et souhaite la mise en exergue des différences entre hommes et femmes, la principale étant la différence sexuelle.

Outre le socle légal qui doit permettre une égalité de droits parfaite entre sexes, je reste absolument convaincue par la nécessité d’équité que suppose la reconnaissance des différences biologiques entre sexes.

Mais, même en cela, je ne suis pas d’accord avec Marie-Jo Bonnet, qui estime que “l’égalité se fait entre personnes différentes, pas entre personnes identiques” (in “Marianne”, 4 octobre 2022). L’avocate en droit administratif que je suis a appris le contraire : l’égalité est le traitement appliqué à des personnes qui sont dans la même situation. L’équité est le rééquilibrage des traitements applicables à chaque catégorie de personnes identiques afin que tout le monde ait les mêmes droits et parvienne à l’égalité.

Cela suppose dans mon esprit une reconnaissance de thématiques purement féminines comme les troubles dysphoriques prémenstruels, l’endométriose – ou purement masculines comme l’andropause.

Enfin, le raisonnement purement différentialiste est un peu court à mes yeux sur le sort des personnes trans, qui en sont de facto exclues.

Le risque est enfin à mon sens de renforcer une binarité hommes/femmes (la fameuse féminité que l’on a du mal à définir) qui n’a pas forcément de sens aujourd’hui au vu des problématiques trans actuelles.

Je suis sensible à l’anarcha-féminisme qui questionne l’articulation entre patriarcat et capitalisme.

Je reste persuadée que la concomitance entre les premières violences humaines et la sédentarisation intervenues au Néolithique n’a rien d’anodin. La possession de terres et la volonté de transmission desdites terres à un héritier qu’un homme sait être le sien (et pas celui d’un autre) a assis – à mon sens – la domination masculine. En termes physiques, hommes et femmes du Paléolithique étaient aussi forts l’un que l’autre. Les femmes chassaient autant que les hommes – mais le basculement intervient au Néolithique et je ne peux m’empêcher de faire la corrélation entre propriété privée et patriarcat (dans leurs formes archaïques qui seront raffinées de siècle en siècle avec l’arme politico-spirituelle de l’Église).

De fait et sans surprise, l’anarcha-féminisme considère le combat contre le patriarcat comme partie intégrante de la lutte des classes et la lutte contre l’État.

Je ne suis pas certaine d’être convaincue par la nécessité d’une lutte contre l’État (plutôt par une nécessité d’éducation aux niveaux familial, scolaire, sociétal, politique et législatif) mais j’entends parfaitement l’argument classiste – car le racisme et le classisme sont transversalement au cœur du débat du sort féminin bien souvent.

Sur une thématique similaire, le féminisme radical qui apparaît à la fin des années 1960 voit dans le patriarcat le système de pouvoir qui régit les relations humaines et sociétales.

Pour certaines – les féministes radicales matérialistes inspirées du féminisme marxiste – l’origine du patriarcat ne doit pas être recherchée dans une quelconque nature biologique ou psychologique particulières aux femmes (contrairement aux différentialistes) mais dans l’organisation de la société. Les hommes et les femmes sont vus comme des classes sociales antagonistes et non des groupes biologiques et la révolution souhaitée doit aboutir à une disparition des classes et donc des genres.

Le féminisme radical matérialiste me laisse un peu sur ma fin, pour trois raisons.

Comme je l’ai expliqué plus haut, je suis d’une part convaincue que l’organisation de la société pointée par ce mouvement a des sources finalement très claires dans le capitalisme archaïque du Néolithique et c’est bien parce que les femmes étaient porteuses de l’héritier (au sens patrimonial) que les hommes se sont arrogés des droits sur leurs corps.

Je ne suis d’autre part pas convaincue par la disparition des sexes, des genres ou des deux, car cela écarte du débat les problématiques purement féminines évoquées plus haut (troubles dysphoriques prémenstruels, endométriose, ménopause) ou purement masculines (andropause) et les problématiques homosexuelles, transgenres et transsexuelles.

Enfin, le féminisme radical matérialiste vise à une disparition des classes et donc des genres – mais de quoi parle-t’on précisément ? Des genres, des sexes – ce qui n’est pas tout à fait la même chose ? Et d’ailleurs, est-ce souhaitable ?

Si l’on doit par ailleurs revenir au féminisme marxiste, certaines féministes radicales comme Silvia Federici estiment que l’économie du système patriarcal repose sur la force de reproduction et le travail domestique non-rémunéré des femmes au sein du foyer – faisant un parallèle avec l’économie esclavagiste basé sur une force de travail gratuite.

Dans la même veine d’idées, Colette Guillaumin considère que les rapport sociaux de sexe reposent sur une appropriation physique du corps des femmes, réduite à l’état de serfs par les hommes. Faisant une analogie avec le servage, Colette Guillaumin parle de sexage, pointant par là la contrainte sexuelle appliquée aux femmes. La triste banalisation des agressions sexuelles, du viol, de la prostitution, de la pornographie – sans parler des féminicides, reflètent parfaitement cette appropriation du corps de la femme par l’homme.

A mon sens, il y a aussi, de manière plus insidieuse, une appropriation du cerveau de la femme, avec le phénomène de la charge mentale dont j’ai déjà parlé ici.

En parlant de sexe, d’autres féministes radicales (Catharine MacKinnon, Andrea Dworkin) voient la pornographie, le sado-masochisme et la prostitution comme des pratiques dégradantes et humiliantes pour les femmes, au contraire du mouvement féministe pro-sexe né dans les années 1980 (notamment porté aujourd’hui par Virginie Despentes), qui pense que ces pratiques doivent être investies par les femmes qui y trouveront une forme de prise de pouvoir. Le féminisme pro-sexe voit le travail sexuel – la prostitution et la pornographie – comme un domaine dont les femmes doivent s’emparer, victorieuses.

Si l’on parle de “travail sexuel” en parlant de prostitution (je relève ironiquement le caractère capitaliste de l’expression), il faut alors accepter que les prostitué.e.s puissent percevoir des allocations-chômage (ce qui est bien) mais également que ces personnes soient obligées de retourner à la prostitution quand bien même elles souhaiteraient en sortir en devant accepter les offres d’emploi proposées dans le domaine du sexe, sous peine de perdre lesdites allocations (ce qui n’est pas forcément souhaitable lorsque l’on est anti “pro-sexe”).

La différence est fine, voire inexistante, avec la traite d’êtres humains, lorsque l’on en vient aux pratiques des proxénètes et aux traumatismes subséquents qui en découlent pour les prostitué.e.s, relevés dès le début des années 2000 par plus de 450 spécialistes de la santé mentale (Judith Lewis Herman, “Hidden in plain sight: Clinical observations on prostitution”, qui évoque ce qui est communément vu comme un “crime sans victime” mais qui relève le stress post-traumatique, les violences et addictions provoquées afin d’obtenir la soumission volontaire, la dissociation d’identité sans parler des violences vécues lorsque la personne souhaite quitter la prostitution).

Anti pro-sexe, je me range derrière les arguments plus que pertinents que la féministe intersectionnelle Gloria Steinem développe dans “Ma Vie sur la Route”.

Parlons donc à présent du féminisme intersectionnel. Le mouvement s’appuie sur les travaux de l’avocate américaine Kimberle Crenshaw qui a mis en lumière les différentes discriminations pouvant s’appliquer de manière simultanée à une même minorité, l’exemple le plus flagrant étant celui d’une femme pauvre de couleur, victime à la fois du patriarcat, du classisme et du racisme. Le féminisme intersectionnel, dont sont nés l’afro-féminisme et le féminisme chicana, reproche souvent aux mouvements féministes traditionnels de ne s’intéresser qu’au sort des femmes blanches.

Le concept d’intersectionnalité a été formulé aux États-Unis dans les années 1980 par la juriste africaine-américaine Kimberle Crenshaw. Sa réflexion se situait dans le contexte d’un droit et d’une jurisprudence de l’anti-discrimination apparus dès les années 1960, et elle s’est aussi inspirée des travaux du Black feminism des années 1970. Rappelons que le système de ségrégation raciale n’a été aboli dans le Sud qu’au milieu des années 1960 (Civil Rights Act, 1964), suite à des mobilisations de masse pour les droits civiques, auxquelles les femmes africaines-américaines ont largement participé. Cela a permis d’obtenir à la fin des années 1960 une série de mesures ou de politiques d’action positive (affirmative action) pour endiguer les différentes formes de discrimination raciale – mais aussi de genre – toujours à l’œuvre. Il s’agissait essentiellement d’instaurer des quotas permettant aux personnes africaines-américaines, hispaniques, asiatiques… d’être embauchées dans toutes les entreprises et administrations, et d’éliminer, autant que possible, les discriminations en matière de déroulement de carrière. Des quotas se sont appliqués également pour le recrutement de femmes à l’université. L’ensemble de ces mesures a permis l’ouverture aux femmes de métiers traditionnellement masculins, dans la justice et la santé mais aussi dans les métiers ouvriers (usines, chantiers, mines…). Kimberle Crenshaw, en analysant la jurisprudence, a ensuite montré comment les juges cherchaient à évaluer séparément les effets de la discrimination dont étaient victimes les femmes Noires en fonction soit de la « race », soit du genre. Alors que ces femmes se situaient à l’intersection de deux discriminations potentielles, l’évaluation séparée avait pour conséquence de les exclure en partie du bénéfice des instruments juridiques créés pour lutter contre ces discriminations. C’est ce qui l’a conduite à forger le concept d’intersectionnalité reposant sur une analyse des effets croisés et simultanés du genre, de la classe et de l’assignation raciale”.

In « Dépasser le clivage entre féminisme intersectionnel et féminisme universaliste », par Catherine Bloch-London, Christiane Marty et Josette Trat, ATTAC, 17 juin 2022

Gloria Steinem est l’une des figures de proue du féminisme intersectionnel. Sa passionnante biographie « Ma Vie sur la Route » retrace ses nombreuses années passées à sillonner les États-Unis et à discuter, interviewer et rassembler les différentes voix féminines contre tout racisme ou tout classisme.

Michelle Perrot, quant à elle, est universaliste mais reconnaît un besoin d’intersectionnalité.

Je suis personnellement résolument universaliste… mais c’est vrai que les différences doivent être prises en compte par les gens qui vivent ces différences […] pour en prendre conscience, les faire apparaître et aller vers un universel. […] On est obligé d’aller vers un universel mais [aussi] de prendre en compte les différences : […] être femme noire ou blanche, être femme bourgeoise ou ouvrière, employée ou tout ce que vous voudrez, c’est pas la même chose et par conséquent, il ne faut pas gommer ça.

Michelle Perrot, interview du 6 mars 2020 sur France Inter

Un nouveau clivage s’est en effet formé depuis quelques années entre féminisme intersectionnel et féminisme universaliste. Le féminisme universaliste reproche souvent au féminisme intersectionnel de hiérarchiser les types d’oppressions et de cristalliser des affrontements identitaires, alors que le féminisme intersectionnel reproche au féminisme universel d’être idéaliste et abstrait, d’occulter le racisme, le classisme ou le colonialisme.

Il faut dire que le débat intersectionnel, qui est né aux États-Unis, s’est développé de manière très différente en Europe. En France, le débat s’est inspiré, au sortir de Mai 68, des théories marxistes de lutte des classes, certains courants féministes théorisant sur le travail domestique ou sur la division sexuelle du travail.

Dans les années 1980 sont mis en avant les concepts de “consubstantialité” : selon la sociologue Danièle Kergoat, “les rapports sociaux sont multiples et aucun d’entre eux ne détermine la totalité du champ qu’il structure. C’est ensemble qu’ils tissent la trame de la société et impulsent sa dynamique : ils sont consubstantiels” (in « Rapports sociaux de sexe et psychopathologie du travail »). Pour faire simple, l’intrication des dominations, des divisions dues aux inégalités de sexe, de classe ou d’appartenance ethnique est depuis longtemps étudiée en France, même si elle ne porte pas le nom d’intersectionnalité.

L’universalisme part au contraire du caractère commun à tous les êtres humains, au-delà de leurs cultures et modes de vie pour affirmer le principe des droits universels applicables à tous. La meilleure façon de ne pas discriminer serait alors de privilégier une vision abstraite de la citoyenneté, faisant abstraction de la race, de la classe, du sexe, de l’orientation sexuelle ou de la religion. A mon sens, une telle vision – “l’indifférence aux différences” – aboutit à effacer les discriminations applicables aux minorités et cela ne satisfait pas mon besoin d’équité – même si je comprends parfaitement la beauté de l’idéal poursuivi par le féminisme universaliste.

Le mouvement “He for She” lancé par l’ONU en 2014 est quant à lui fondé sur l’idée que l’égalité des sexes touche tout le monde et cherche depuis sa création à impliquer activement la population masculine dans une lutte contre des problématiques qui ne semblent a priori ne toucher que les femmes mais qui touchent finalement les hommes aussi. On a reproché à ce mouvement d’être politique voire pire, cosmétique, de faire passer les agresseurs pour des victimes ou des sauveurs, ou encore d’être porté par une femme blanche ultra-privilégiée – Emma Watson. Pour autant, je trouve qu’il est un bon exemple d’inclusion – je reste persuadée que les hommes doivent être inclus dans la lutte pour l’égalité de tous – et de prise en compte de l’oppression émotionnelle et sociétale que subissent les hommes, oppression qui n’a bien sûr rien à voir avec celle des femmes.

Vous l’aurez compris, il y a mille féminismes (je n’en ai abordé que quelques-uns) et il est parfois complexe de s’y retrouver, d’autant plus lorsque l’on peut être d’accord avec certains points d’un mouvement et en désaccord absolu avec d’autres.

Le féminisme de chaque personne se construit de jour en jour, d’année en année, de décennie en décennie – tout simplement parce que chaque personne évolue et que la société évolue. En outre, le féminisme est particulièrement complexe à appréhender car il nécessite de laisser de côté son expérience personnelle pour comprendre la schématique sociétale – la phrase-clé étant “ce n’est pas parce que ce ne m’est pas arrivé à moi que ça n’arrive pas à d’autres”. Et pourtant, même en répétant ce mantra, il n’en demeure pas moins que la résonance de certaines thématiques féministes dépendra du vécu de chacun et de chacune.

C’est complexe.

Mon féminisme personnel a pioché de-ci de-là dans tous ces courants.

Je reste intimement persuadée que le féminisme ne peut pas se faire sans les hommes qu’il faut éduquer et qu’une éducation familiale, scolaire, sociale et in fine législative est nécessaire pour écraser les comportements genrés, le sexisme, les violences sexuelles, l’homophobie, la transphobie, le racisme et le classisme.

Je reste intimement persuadée que le capitalisme et le patriarcat marchent main dans la main depuis la nuit des temps, enfin depuis le Néolithique.

Les rôles genrés à la maison ou au travail nés d’une version réécrite du Paléolithique où l’homme chasse et la femme reste dans la grotte (il faut lire Alain Testard sur le sujet, “L’Amazone et la Cuisinière”), le travail invisible et non rémunéré des femmes qui ploient sous la charge mentale au sein du foyer sont aujourd’hui les socles qui permettent à une économie capitaliste de se maintenir. Qu’adviendrait-il de notre économie si les femmes étaient rémunérées pour leur travail domestique invisible ?

Dans beaucoup de cas, le couple est souvent une unité économique qui permet à un foyer de rassembler ses ressources (financières et autres) au détriment de l’épanouissement de la femme, de laquelle on attend généralement qu’elle soit tournée vers le foyer et les enfants et qu’elle soit dans le don et le sacrifice.

Beaucoup de femmes ne quittent pas leurs conjoints par peur de perdre leur stabilité financière (relative ou non), leur position sociale ou les avantages que le maintien du couple suppose. Et j’en viens à ce que j’appelle la “prostitution légale” : combien de femmes se sentent obligées de céder au désir de leur conjoint pour s’assurer une tranquillité domestique ? Combien de femmes préfèrent ne pas quitter leurs conjoints de peur de perdre les avantages que l’unité économique du couple leur procure ? Et je ne parle même pas des femmes victimes de violences domestiques qui n’ont souvent pas d’autre choix que de rester. Il n’y a aucun jugement de ma part sur ces femmes, je constate seulement que la question se pose rarement pour les hommes.

De l’autre côté du spectre, celles qui souhaitent rester célibataires ou qui ne veulent pas d’enfant soulèvent encore aujourd’hui milles interrogations inquiètes dans les yeux des tiers (et il faut lire à cet égard l’excellent ouvrage de Mona Chollet, “Sorcières”).

J’en viens également à la marchandisation du corps.

La prostitution et la pornographie ne font à mon sens que perpétuer le schéma dominant/dominé dont les femmes souffrent depuis des siècles – et je suis en cela anti “pro-sexe”. Les scandales actuels qui concernent Dorcel – une société française de production cinématographique de films pornographiques – démontrent que l’on parle plus de viols que de femmes qui prennent le pouvoir – des plaintes ont d’ailleurs été déposées. En outre, étude après étude, il devient difficilement contestable que la pornographie, facilement accessible depuis 2007 en France via les plateformes, a un impact néfaste sur la sexualité des jeunes (à 12 ans, près d’un enfant sur trois a déjà été exposé à des contenus pornographiques, un quart des jeunes estime que la pornographie a eu un impact négatif sur leur sexualité et 44 % des jeunes reproduisent des pratiques vues dans des vidéos pornographiques – si j’en crois la délégation aux droits de femmes instituée en France en mai 2022).

La majorité des contenus pornographiques aujourd’hui sur Internet tend à valoriser la domination masculine et à mettre en scène des scènes de violences à l’égard des femmes. Ces images influencent les plus jeunes.

Communiqué de presse du gouvernement français du 8 février 2021

Sans parler des complexes développés par les jeunes hommes qui visionnent lesdits films pornographiques qui mettent en scène des étalons de virilité.

Je ne crois absolument pas à la prohibition de la pornographie mais un encadrement juridique et judiciaire hyper serré me semble plus que nécessaire. Et je ne crois aucunement, dans le process, à une forme de prise de pouvoir par les femmes – hélas. Il en va de même pour la prostitution, généralement très oppressive pour les prostitué.e.s.

Par ailleurs, la prostitution est au cœur de l’intersectionnalité, puisque les personnes se prostituant sont souvent issues des minorités et/ou de milieux pauvres.

La marchandisation du corps me révulse de manière générale, et j’y inclus la GPA – à l’instar de Marie-Jo Bonnet – peut-être parce que je suis juriste dans l’âme. L’un de mes premiers cours universitaires de droit civil portait sur l’indisponibilité du corps humain, qui se trouve “hors commerce” : chacun a le droit au respect de son corps et toute convention qui confèrerait une valeur patrimoniale au corps ou à ses produits est nulle (article 16 et suivants du Code Civil, l’article 16-7 disposant plus précisément que toute convention portant sur la gestion pour le compte d’autrui est nulle).

Il se trouve que ce cours en amphithéâtre m’a beaucoup marqué puisque que je m’en souviens 30 ans après. Je vais me faire l’avocat du diable : si l’on légalise la GPA en France, je ne vois pas de différence à ce stade avec la vente d’un rein.

On ne peut pas d’un côté se battre pour la reconnaissance de l’intégrité physique dans des cas d’agressions sexuelles où le consentement est absent et de l’autre, accepter une violation de cette intégrité physique par voie de marchandisation lorsque le consentement plein et éclairé est entamé par une absence de choix souvent liée à des problématiques financières. Pour faire simple, on porte souvent l’enfant d’un autre parce qu’on a besoin d’argent et je ne sais pas où est le consentement plein et entier lorsque des enjeux financiers sont en jeu.

Sachant que le fait de porter un enfant modifie les niveaux d’hormones et la structure neuronale de la mère pour la préparer à la maternité (vous pouvez lire à ce titre les études d’Elseline Hoekzema de l’université autonome de Barcelone, de Pilyoung Kim de l’université de Denver et d’Ann-Marie De Lange de l’hôpital universitaire de Lausanne en Suisse – mais c’est également valable pour deux pères ayant un enfant, mais dont l’un se sent responsable des besoins du nouveau-né et qui voit son cerveau se modifier – la neuroplasticité n’étant donc pas l’apanage des femmes enceintes), j’ignore donc comment une mère porteuse vit sereinement le fait de se séparer d’un nouveau-né qu’elle a porté.

Enfin, au-delà de la marchandisation induite par la GPA, l’injonction à la maternité que supposent la GPA et la PMA me désarçonne complètement. Il faut peut-être accepter que la maternité tout court, que la maternité portée ne sont pas les seuls chemins de vie possibles, ou que la maternité doit être différente – je pense notamment à l’adoption.

Et puis comment ne pas voir un parallèle criant avec ce terrible roman dystopique de Margaret Arwood, “La Servante Écarlate” qui préfigure la baisse de natalité actuelle des sociétés occidentales et le besoin d’assurer coûte que coûte la suprématie nataliste blanche ? Des femmes y sont légalement violées en vue de procréer – et c’est un cauchemar.

Suis-je féministe ? Oui, évidemment. Je trouve le terme trop étroit, trop binaire, mais je fais avec, en attendant mieux.

Mon féminisme est un puzzle qui s’est construit en piochant dans les différents mouvements mais celui qui résonne le plus en moi est le féminisme intersectionnel car il inclut tout type de personne discriminée en raison de son genre, de son sexe ou de sa sexualité.

Je lis toujours les écrits de Gloria Steinem avec grand plaisir, car elle a passé sa vie sur le terrain et j’aime sa tempérance, son ouverture, son inclusivité, sa pertinence.

Je reste toujours aussi dubitative à propos de Simone de Beauvoir et d’Elisabeth Badinter dont les vies me semblent incohérentes avec leurs écrits – et à 48 ans, je suis en grande recherche de cohérence. L’une rabattait des jeunes femmes à Sartre (je recommande une fois encore la lecture de “Simone de Beauvoir et les Femmes” par Marie-Jo Bonnet et de “L’Invitée” par Simone de Beauvoir elle-même – les deux donnent une bonne idée du manque de sororité de la philosophe féministe). L’autre, qui a théorisé l’idée de ressemblance entre les sexes, est milliardaire et a, quoi qu’elle en dise, le pouvoir en qualité de présidente du conseil et d’actionnaire de référence de Publicis d’influencer et d’orienter les campagnes de publicité de Publicis vers des contenus moins sexistes – mais ne le fait pas.

Je suis probablement un peu anarcha-féministe car je questionne le lien entre patriarcat et capitalisme, je suis probablement un peu différentialiste car j’aime l’idée de la prise en compte de problématiques purement féminines et masculines, mais je suis surtout pleinement intersectionnelle car j’aime l’idée d’inclusion – et c’est pour cela que le discours transphobe des TERFs (“transexclusionary radical féminists”) me déplait profondément.

Je déteste les catégories et les hiérarchisations qui peuvent parfois entacher le discours intersectionnel lorsque l’on en vient aux groupes oppressés ou aux types d’oppression, parce que je déteste de manière générale les petites boites dans lesquelles on doit tous entrer – mais je reconnais qu’en l’occurrence la catégorisation des types de discriminations peut être bénéfique pour appréhender la complexité des débats en jeu.

Je déteste aussi l’essentialisation des groupes parfois induite par le féminisme universaliste car toutes les femmes, tous les homosexuel.le.s et tous les trans ne vivent pas la même chose et ne doivent en aucun cas être réduit.e.s à cette caractéristique d’oppressé.e.s.

Mon inclusion va probablement au-delà de ce qui est communément admis par l’intersectionnalité puisqu’elle inclut les hommes, sans lesquels l’égalité et l’équité n’interviendra pas, puisqu’il y a toute une culture à changer.

Posons-nous des questions, éduquons-nous, faisons nos recherches. En toute honnêteté.

Et la prochaine fois qu’on vous demandera si vous êtes féministe, renversez la question et demandez de quel féminisme votre interlocuteur se prévaut : libéral ? marxiste ? matérialiste ? universaliste ? intersectionnel ?

La réponse vous permettra vite de comprendre si vous vous engagez dans une discussion de fond qui promet d’être passionnante ou dans un exercice social purement cosmétique.

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Le 17 Février 2023