LA CURÉE – ÉMILE ZOLA

Relire ses classiques à 48 ans a du bon.

Surtout lorsqu’il s’agit d’Émile Zola et de son monument littéraire “Les Rougon-Macquart”, écrit entre 1871 et 1893, empreint de pessimisme (parce que l’optimisme ne fait pas sérieux pour un Zola qui veut tirer à boulets rouges sur ce Second Empire qu’il exècre).

Surtout s’il s’agit des trois romans de la saga qu’il a dédié au monde d’en haut : la politique avec “Son Excellence Eugène Rougon”, la spéculation boursière avec “l’Argent” et la spéculation immobilière avec “la Curée”.

(On va être honnête, à 13 ans, me voir infliger les Rougon-Macquart en classe m’avait fait hurler de désespoir, j’avais trouvé ça d’un chiant monumental – comme quoi, il y a un âge pour lire certains livres et pour les apprécier).

Pour évoquer ce dernier roman “La Curée”, c’est d’autant plus intéressant de le lire à 48 ans lorsque l’on a la maturité qui va avec son âge et lorsque l’on a une parfaite connaissance du quartier évoqué dans le roman.

Plantons le décor : Émile Zola souhaite, avec sa saga des Rougon-Macquart, rédiger une œuvre qui ferait miroir à “La Comédie Humaine” de Balzac, qu’il admire grandement. Son ambition est d’écrire le roman-fleuve scientifico-naturaliste d’une famille sur cinq générations, d’en mesurer le poids de l’hérédité et des tares familiales qui se transmettent de génération en génération en examinant, roman après roman (il y en a 20) l’impact du milieu social particulier où aura atterri chacun des rejetons de la matriarche, Adélaïde Fouque.

Laissons de côté l’étude scientifico-naturaliste de l’hérédité car, avec le recul, elle ne vaut pas grand chose.

En revanche, l’étude sociologique que fait Émile Zola de chaque milieu de son temps est passionnante d’un point de vue historique, même si l’objectivité de l’auteur est sujette à caution au vu de sa détestation profonde de Napoléon III et du Second Empire.

Les Rougon-Macquart naviguent selon les romans du monde des mines (“Germinal”) aux ors du Second Empire (“Son Excellence Eugène Rougon”) en passant par la naissance des grands magasins (“Au Bonheur des Dames”), l’univers des artistes (“L’Oeuvre”), la paysannerie (“La Terre”) ou encore la révolution industrielle avec le chemin de fer (“La Bête Humaine”) et j’en passe.

L’ensemble est captivant, d’autant plus que Zola documente fortement ses recherches avant de se lancer dans la rédaction et que chaque personnage du roman concerné n’est que l’avatar à peine caché d’une personnalité publique existante de l’époque.

A cet égard, “La Curée”, qui sera pour le Second Empire ce que “La Maison Nucingen” de Balzac a été pour la Restauration, jongle avec les noms et les lieux de l’époque.

Commençons par les noms de l’époque.

Le roman, qui se déroule approximativement de 1852 à 1858, suit l’ascension sociale d’Aristide Saccard, homme de peu qui fait fortune en spéculant sur les terrains à bâtir à l’époque des grands travaux haussmanniens.

Même s’il vit dans la misère avec son épouse Angèle Rougon et leurs deux enfants Clotilde et Maxime, Saccard comprend vite que son poste obscur à la mairie de la ville de Paris peut lui offrir la fortune. Comme il connaît le tracé des futures avenues haussmanniennes, il achète à bas prix les terrains et bâtiments qui seront bientôt achetés à haut prix par la ville de Paris afin de procéder aux réaménagements du Paris haussmannien. La fortune de Saccard est bientôt faite, sur les cendres de la misère de tous les habitants ainsi dupés.

Angèle meurt très très opportunément et leurs enfants sont envoyés en province, ce qui laisse le champ libre à Saccard pour s’offrir un beau nom. Il épouse la jeune et riche Renée Béraud du Châtel, de la vieille et respectable noblesse de l’île Saint-Louis, qui doit voir sa réputation sauvée car elle est enceinte suite à un viol. L’enfant meurt avant terme, et Saccard peut jouir d’un train de vie opulent avec sa jeune et respectable femme dans leur non moins opulent hôtel particulier du parc Monceau.

Renée, dont l’ennui régente la vie – elle tient plus d’Emma Bovary que de Phèdre – noue une relation incestueuse avec son beau-fils, le jeune Maxime. Mais Saccard est pragmatique – il tirera encore profit de cette situation. Dans “La Curée”, les êtres humains font l’objet du même trafic que les terrains à construire et sexe et argent sont intimement liés dans ce roman que Zola voulait “d’or et de chair”.

Tout ce petit monde est pourri de vices, qu’il s’agisse d’opportunisme et de manque total de valeurs (“La Fortune des Rougon”), de cupidité (“La Curée”), de spéculation boursière (“L’Argent”), d’appétit de pouvoir (“Son Excellence Eugène Rougon”, “Le Docteur Pascal”) ou de luxure (“Nana” et “La Curée”).

Saccard, qui traverse la saga des Rougon-Macquart (il est le personnage principal de deux des romans, “la Curée” et “L’Argent” mais apparaît de loin en loin, jusqu’au dernier tome), représente pour Zola le symbole de la débauche des classes dirigeantes du Second Empire.

Ce que l’on appelle la “fête impériale” (et l’on sait immédiatement, lorsque l’on emploie ce terme, de quel Empire on parle entre celui de Napoléon Ier et de Napoléon III) cache des coulisses peu reluisantes, surtout lorsque ledit Empire embrasse son temps et ses révolutions qui sont autant d’opportunités financières, qu’il s’agisse de gouvernance politique, de politique urbaine ou de révolution industrielle.

Rédigé en 1870 alors que son action se déroule une quinzaine d’années avant, le roman “La Curée” développe une intrigue qui symbolise la gloire et la chute du Second Empire en introduisant un effet miroir. L’ascension sociale et financière de Saccard et de Renée est matérialisée par les trois lieux évoqués dans le roman – le bois de Boulogne, le Parc Monceau et les Grands Boulevards, et la chute des personnages suit exactement cette géographie, mais en sens inversé : les Grands Boulevards et le Parc Monceau pour se terminer au bois de Boulogne. Renée sera la première à en pâtir (suivie de Maxime dans “Le Docteur Pascal” alors que Saccard, malgré les aléas, semble increvable).

La curée chaude (en opposition à la curée froide) du titre du roman renvoie à l’image d’un Paris violenté et éventré par les transformations brutales imposées par quelques spéculateurs avides d’argent – le percement d’avenues et de boulevards devenant la parfaite métaphore des saignées mortelles que subit le vieux Paris – l’antinomie entre le vieux Paris sinueux et le nouveau Paris rectiligne étant illustrée par l’opposition entre l’hôtel du parc Monceau et l’hôtel familial de Renée sur l’île Saint-Louis.

On ne peut pas parler de “La Curée” sans évoquer Napoléon III et le duc de Morny.

Napoléon III est peut-être devenu président de la République en 1848 mais l’interdiction de briguer un second mandat le pousse à fomenter un coup d’État en décembre 1851, donnant ainsi naissance au Second Empire et à l’affairisme décomplexé. Le duc de Morny est à la manœuvre lors du coup d’État et s’arroge le ministère de l’Intérieur, puis la présidence du Corps Législatif. Sa carrière politique et l’accès direct qu’il a au premier cercle du pouvoir lui permettent de spéculer et d’investir dans de nombreuses affaires. Pour faire simple, Morny bâtit sa fortune sur le délit d’initié, qui n’existe pas encore à l’époque en droit français.

Au-delà d’un Napoléon III finalement assez falot, celui qui brûle d’une intelligence vraiment ardente est bien le duc de Morny, qui se trouve être… le demi-frère adultérin de l’Empereur.

L’histoire familiale de Morny est absolument romanesque et l’on doit évidemment évoquer la reine Hortense : quel destin incroyable aura connu cette femme de la petite noblesse coloniale des îles : grâce à sa mère Joséphine de Beauharnais qui épouse un Bonaparte affamé de pouvoir, Hortense se retrouve bientôt adoptée par son beau-père devenu Empereur des Français et devient par son mariage avec l’un des frères Bonaparte, Louis, la reine de Hollande et la mère du futur Napoléon III. Mais piégée dans un mariage malheureux, elle vit une passion clandestine avec le fils caché de Talleyrand, le général de Flahaut et accouche secrètement d’un fils, qui n’est autre que le duc de Morny, demi-frère adultérin de Napoléon III.

Morny, mis en nourrice, ne découvre l’identité de sa mère qu’à 18 ans. Il vit sa bâtardise avec beaucoup de panache : “dans ma lignée, nous sommes bâtards de mère en fils depuis trois générations. Je suis arrière-petit-fils de roi, petit-fils d’évêque, fils de reine et frère d’empereur”. Il est peu probable que Morny soit arrière-petit fils de roi – sa grand-mère était l’une des maîtresses de Louis XV mais n’en a pas été pour autant enceinte – mais il est incontestable que Morny porte le poids du secret et de l’obscurité dans ses gènes, grâce à son grand-père, à son père et à sa mère.

Le panache cache probablement la blessure intime de ne jamais porter le nom Napoléon ou Talleyrand mais Morny saura se créer un nom, en jouissant, côté coulisses, de la fameuse “fête impériale”. Morny, l’éminence grise brûlée par le désir de revanche, est le pouvoir derrière le pouvoir. Personnage de clair-obscur, il spécule, amasse, et ce faisant, créé ex nihilo des villes comme le Vésinet ou Deauville. La phrase magique “Morny est dans l’affaire” assure un succès retentissant à toutes les entreprises industrielles et immobilières auxquelles il prend part avec des promoteurs et des financiers tels que les frères Pereire ou encore Jules Mirès.

La Société Immobilière et le Crédit Mobilier des frères Pereire viennent financer – avec l’argent des particuliers – des investissements immobiliers et industriels spéculatifs et feront finalement faillite. Jules Mirès, un autre financier de l’époque qui aura obtenu un prêt de 50 millions de la ville de Paris et connu une ascension foudroyante, fera également faillite malgré la tentative de sauvetage de Morny, et sera condamné pour escroquerie.

Aristide Saccard, l’archétype du spéculateur sans foi ni loi, est la somme de ces Pereire et Mirès et Morny apparaît dans “Son Excellence Eugène Rougon” sous les traits de Monsieur de Marsy.

Dans la vraie vie, Morny aura usé et abusé de tous ses talents et s’il existe une fête impériale, c’est bien pour Morny et les spéculateurs avec lesquels il est en cheville.

Voilà pour les noms. Les lieux, maintenant.

Saccard, qui navigue dans les sales coulisses de cette fête impériale, s’achète un hôtel particulier sur le parc Monceau et c’est amusant de deviner dans les longues descriptions qu’en fait Emile Zola – une synthèse des hôtels particuliers qui bordent le parc, notamment l’hôtel Émile Menier et l’hôtel Abraham de Camondo (le second hôtel particulier qui ne se visite pas, au 61 rue de Monceau). Ces deux hôtels particuliers ont des jardins d’hiver, “ce luxe tout nouveau que ces salons-serres”, sont très richement décorés et je me plais à croire que l’hôtel de Saccard prend un peu des deux bâtiments pour inventer l’hôtel des Saccard, situé rue de Monceau.

Le 61 rue de Monceau vu du musée Nissim de Camondo

L’hôtel Émile Meunier vu du parc Monceau, avec sa verrière

Lorsque l’on connaît les lieux, il est facile d’imaginer Renée, la jeune et sensuelle épouse de Saccard, s’enfuir à la nuit tombée de son hôtel particulier par la petite grille qui donne directement sur le parc Monceau pour rejoindre sa calèche qui attend sur un boulevard Malesherbes désert et gagner le Café Riche sur le boulevard des Italiens.

Il faut dire que le quartier de Monceau de l’époque n’est pas aussi urbanisé qu’il l’est aujourd’hui. La ville de Paris, en pleine expansion sous l’égide de son préfet Haussmann, jette ses filets sur le faubourg encore très champêtre de la plaine Monceau. Morny est à la manœuvre avec les grands noms de la promotion immobilière – les frères Pereire les premiers – qui acquièrent à bas prix des hectares qu’il savent bientôt achetés à prix d’or par la ville de Paris, car ils se trouvent sur le tracé des futurs boulevards et avenues dessinés par Haussmann. Ce qui fait aujourd’hui la beauté uniforme d’un Paris haussmannien fait la fortune, à l’époque, de spéculateurs fonciers sans foi ni loi, il faut bien le dire.

Le parc Monceau, qui est l’un des quatre parcs aménagés par un Napoléon III admiratif d’un Londres ponctué d’espaces verts, est le seul parc haussmannien qui offre un accès direct des hôtels particuliers au parc lui-même.

Autant dire que c’est la toute la haute société de Paris qui s’installe autour de cet espace vert : les industriels et banquiers de l’époque enserrent le parc Monceau en faisant construire de somptueux bâtiments.

Aristide Saccard est l’archétype de cette fête impériale, si glorieuse en apparence, et pourtant si dépravée en coulisses.

Il reste aujourd’hui de cette fête impériale de magnifiques hôtels particuliers qui se laissent deviner derrière les hautes portes cochères et les frondaisons du parc Monceau. Retrouver le nom de leurs anciens propriétaires demande quelques recherches, et la réunion de tous ces illustres noms – les Pereire, les Rothschild, les Camondo, les Reinach, les Menier, pour n’en citer que quelques-uns – donne le vertige.

Voici donc une petite visite guidée du parc Monceau et des alentours.

L’avenue Hoche, qui s’appelait à l’époque de Zola l’avenue de la Reine-Hortense – fille de Joséphine de Beauharnais, reine de Hollande, et mère de Napoléon III et du duc de Morny

Dans l’avenue Van Dyck, l’hôtel d’Émile Meunier, construit par Henri Parent

L’hôtel Émile Meunier, vu du parc Monceau, avec un discret jardin d’hiver à peine perceptible

Un autre hôtel Meunier (celui d’Henri, cette fois-ci), vu de la rue Alfred de Vigny, également construit par Henri Parent

Le même hôtel, vu du parc Monceau

L’hôtel Pereire vu de la rue Alfred de Vigny

L’hôtel Pereire, vu du parc Monceau

L’hôtel Reinach (et accessoirement l’école primaire de mes enfants)

Vu du côté parc, un hôtel néo-Renaissance construit en 1868

Le même hôtel particulier, vu côté rue Murillo

Au 19 rue Rembrandt, l’hôtel de Léopold Goldschmidt, banquier et financier allemand. James Stillman, une fortune américaine, rachète et transforme en 1915 le bâtiment en hôpital militaire destiné aux officiers blessés

Au 3 avenue Ruÿsdael – L’hôtel Dreyfus, d’Auguste Dreyfus, homme d’affaires et grand collectionneur

Au 4 avenue Ruÿsdael – L’hôtel Gaston Menier

Au numéro 6, l’hôtel Émile Bieckert, brasseur alsacien

Au 55 rue de Monceau – l’hôtel Cattaui, banquiers égyptiens

Au 63 rue de Monceau, le musée Nissim de Camondo, vu du parc

Le musée Nissim de Camondo, vu de la rue de Monceau

Au 7 avenue Velasquez, le musée Cernuschi, qui abritait la demeure du banquier et économiste Henri Cernuschi

Au 5 avenue Velasquez, l’hôtel Chauchard (Alfred Chauchard, fondateur des Magasins du Louvre, décède en 1909 et lègue au Louvre plus de 200 oeuvres d’art)

Au 54 rue de Lisbonne, l’hôtel particulier de l’homme de lettres et historien Emmanuel Rodocanachi

L’architecte Tronquois voit son nom apposé sur bon nombre de bâtiments du quartier

La charmante rue Rembrandt fait oublier que l’on se trouve à Paris et se termine par la pagode rouge de Monsieur Loo.

Le 7 Avril 2023