LE SOUFFLE DE LA LIBERTÉ

En anticipation de la Journée Internationale des Droits de la Femme le 8 mars prochain, j’avais très envie d’évoquer ici Juliette Récamier, George Sand, Colette et Cléo de Mérode, car je les ai longuement évoquées il y a quelques semaines avec deux femmes chères à mon cœur, Louise du Bessey et Victoria Bonnamour.

Je vous ai déjà parlé de ces deux héroïnes des temps modernes : Louise a ressuscité une belle marque parisienne qui s’était endormie en 1950 pour en faire une maison de parfumerie d’auteur, Marcelle Dormoy, et Victoria s’inspire des codes vestimentaires propres aux grandes femmes françaises des temps passés afin de les réinterpréter dans un vestiaire actuel pour célébrer avec sa marque Bonâme une féminité forte et intemporelle.

Il me semblait donc tout naturel de prolonger ici ma discussion avec Louise et Victoria et d’évoquer Juliette, George, Colette et Cléo puisqu’elles ont été traversées et emportées par le souffle de la liberté et n’ont eu de cesse d’agiter les trois siècles qu’elles parcourent ensemble, de 1777 à 1966.

Elles n’ont eu de cesse de résister car elles étaient libres de pensée.

Elles n’ont eu de cesse de faire tout leur possible – voire leur impossible – pour sortir des boites qui leur étaient assignées.

Juliette Récamier (1777-1849) tient un salon littéraire – passe encore, selon les canons de l’époque, pour une femme qui semble alors n’être que la digne héritière des femmes savantes dont on rit dans les “Précieuses Ridicules” – mais elle tient surtout un salon politique. Son opposition à Napoléon devient tellement dangereuse que l’Empereur la jette sur les routes de l’exil. En attendant, elle restera dans les mémoires comme une femme d’esprit dont l’intelligence et l’indépendance d’esprit n’auront jamais plié devant le pouvoir et elle aura inventé un style vestimentaire immédiatement reconnaissable.

George Sand (1804-1876) a des amours orageuses – passe encore, selon les canons de l’époque, comme toute femme, elle est esclave de ses sentiments et de ses passions. Pour autant, elle aimera avec force, sans se cacher et se dira écrivain, là où il s’agit en son temps d’une activité professionnelle réservée aux hommes. Elle vit de sa plume et ses romans sont rangés dans les mêmes rayons que ceux de ses confrères à une époque où les librairies relèguent les écrivaines dans un rayon bien à part et bien obscur. En attendant, elle restera elle aussi dans les mémoires comme un esprit libre, fort et prolifique qui n’aura jamais plié devant les conventions sociales qui auraient dû la réduire à un rôle d’épouse et de mère.

Colette (1873-1954) est provinciale et bien innocente – passe encore, selon les canons de l’époque qu’elle couche gentiment sur papier, comme toute femme, ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Pour autant, elle se battra pour que son nom apparaisse sur la couverture de ses premiers romans qui décrivent justement ses souvenirs, les “Claudine”, édités sous le nom de son mari Willy toujours à court d’argent et qui lui répétait sans cesse que “les femmes ne font pas vendre”. Elle défrayera plus tard la chronique en faisant du mime, à moitié nue, sur les scènes parisiennes et provinciales. En attendant, elle restera dans les mémoires comme un grand écrivain, comme un esprit frondeur, insolent et créatif qui n’aura jamais plié devant les mines outrées des bourgeois qui se délectaient pourtant de ses écrits égrillards et terriens – et des courbes gracieuses.

Cléo de Mérode (1875-1966), est une danseuse classique – passe encore selon les canons de l’époque qu’elle danse, elle n’est jamais qu’une autre danseuse qui dévoile son corps sur scène pour attirer de riches mécènes. Pour autant, elle sera la première vraie célébrité internationale, se battra toute sa vie contre la rumeur qui veut en faire une demi-mondaine, une grande “horizontale” et intentera même un procès à Simone de Beauvoir qui la catalogue comme telle dans la première édition du “Deuxième Sexe” (elle gagnera son procès en diffamation, Simone de Beauvoir ignorant que Cléo était encore vivante au moment de la publication de son essai philosophique). En attendant, elle restera dans les mémoires comme la muse d’un monde entier et l’artiste la plus photographiée de son temps.

Toutes quatre ont souvent des origines douteuses pour les normes de leurs temps : Juliette Récamier se marie avec son père naturel qui souhaite par ce biais lui assurer une sécurité financière, George Sand est tiraillée entre son ascendance maternelle populaire et son ascendance paternelle aristocratique – puisqu’elle est arrière-petite-fille du maréchal de France Maurice de Saxe. Colette subit l’ascendant d’une mère solaire et d’un père écrasé par l’énergie de sa femme. Cléo de Mérode enfin est l’enfant naturelle d’une baronne autrichienne en fuite à Paris et d’un père qu’elle ne connaitra jamais. Le déclassement social pour certaines ou le trouble des origines ou des schémas parentaux président à leurs vies hors-normes.

Le rapport au corps est vécu de manière intense par ces quatre femmes qui, symboliquement ou non, jettent aux orties les corsets et autres conventions sociales qui leur sont infligés. Juliette s’éloigne de son mari, George se sépare de son époux (le divorce n’existe pas), Colette divorce et Cléo ne se marie pas.

Juliette sera la muse et maîtresse de longue date de Chateaubriand, George vivra des amours fracassantes avec Chopin et Musset, Colette connaîtra avec scandale l’amour dans des bras féminins puis dans ceux de son jeune beau-fils, et Cléo, que le monde entier verra à tort comme la maîtresse de Léopold II – se réfugiera dans une posture de vierge inatteignable.

Elles créent chacune leur style, ce qui dit également beaucoup de leur rapport au corps. Juliette, dans ses belles robes Empire, délaisse le corset de rigueur à l’époque, George le délaisse d’autant plus qu’elle s’habille en homme pour des raisons financières – ça coûte moins cher et ça donne un style – Colette, aux cheveux courts, créé le col Claudine, innocent mais loin d’être naïf, et Cléo de Mérode, avec ses bandeaux plats, s’invente un style néo-Renaissance absolument inusité à l’époque.

Pour au moins deux d’entre elles – George et Colette – le rapport à la terre est viscéral – et je ne sais dans quelle mesure il entraine un rapport au corps qui est bien éloigné des conventions anti-naturelles et corsetées de l’époque.

Elles font scandale, tout simplement parce qu’elles vivent selon des normes qu’elles ont elles-mêmes édictées et qui sont souvent bien éloignées des conventions sociales.

Elles vivent à plein leur conception personnelle de la féminité, du corps, de l’amour, de l’art. Elles s’épanouissent dans des positions sociales qui n’existent pas et forcent la société de leur époque à les regarder et à les reconnaître comme elles sont et comme elles vivent.

Cela suppose-t-il une vie facile ? Oh que non. Elles travaillent jusqu’à plus force et c’est peut-être de là que vient aussi le scandale. Elles travaillent avec un tel talent que le monde est obligé de les regarder, de les reconnaitre. Juliette est exilée de Paris et atterrit dans une abbaye où elle rayonne, George travaille tant qu’elle devient l’un des écrivains les plus prolifiques de son temps (70 romans sans parler des contes, nouvelles et pièces), Colette meurt de faim sur les routes de ses tournées de mime mais s’assure un succès parfumé de scandale et finit grand officier de la Légion d’Honneur et Cléo se bat sans cesse pour faire reconnaître l’art de la danse en tant que tel – comme en opposition à l’image de la grisette qui se voulait danseuse au XIXème siècle et qu’on troussait en coulisses.

Elles auront toutes les quatre vécu des moments de vie probablement compliqués mais auront toutes quatre refusé des compromis qui auraient entamé leur intégrité. Elles auront toutes les quatre pleinement embrassé leur art, leur personnalité profonde, leur style, leurs amours.

Elles auront toutes les quatre pris des risques.

Vestiaire Bonâme agrémenté de pièces personnelles et parfums Marcelle Dormoy

Le 3 Mars 2023