DE LA DÉMOCRATIE EN FRANCE

Pour paraphraser le Palmashow, j’ai mal à ma France. En tant qu’avocat et docteur en droit, je suis atterrée par l’affaiblissement de la flamme démocratique que j’observe depuis plusieurs années dans une nation qui se veut la patrie des droits de l’homme – et plus particulièrement depuis une dizaine de jours. La flamme s’est muée en lueur.

Si je tente de résumer les faits pour nos amis étrangers qui doivent se demander ce qui se passe en France depuis quelques temps, voici où nous en sommes : le gouvernement d’Elisabeth Borne a présenté le 23 janvier 2023 un projet de loi de réforme des retraites, dont la mesure-phare est de rehausser l’âge de la retraite de 62 à 64 ans.

Le projet de loi a dès le départ reçu une forte opposition en France et de nombreuses grèves et manifestations ont émaillé les dernières semaines. Les principaux syndicats français, qui avaient formulé dès la fin de l’année 2022 des propositions pour réformer le système des retraites sans pour autant toucher à l’âge de départ à la retraite, ont fait front commun face au gouvernement et ont encadré les grèves et manifestations de façon à ce qu’elles se déroulent de manière pacifique et sécurisée.

Face à la contestation populaire, le gouvernement a épuisé toutes les ressources constitutionnelles possibles afin de faire adopter son projet de loi le plus vite possible et avec le moins de débats possibles.

Son premier mouvement de stratégie constitutionnelle a été de passer le projet de loi sous le chapeau d’un projet de loi de finances (PLF). Pourquoi est-ce important ? Parce que l’usage de l’article 49.3 de la Constitution (dont on parlera largement plus bas) est limité à un unique texte de loi par session, sauf pour les PLF pour lesquels l’usage de l’article 49.3 est illimité.

En outre, comme le projet de loi de réforme des retraites est passé sous le chapeau d’un PLF, les délais de débat en sont limités en vertu de l’article 47.1 de la Constitution.

Cela signifie que l’Assemblée Nationale a eu 20 jours pour examiner le texte du projet de loi et qu’au 21ème jour, le gouvernement a saisi le Sénat qui a eu 15 jours pour l’examiner. Plusieurs députés avaient demandé un allongement du délai de 20 jours – ce qui est absolument possible si le gouvernement le souhaite afin de préserver ce que l’on appelle “la clarté et la sincérité des débats”, mais – deuxième mouvement de stratégie constitutionnelle – le gouvernement ne l’a pas souhaité.

Est-ce que le nombre conséquent d’amendements proposés par les députés a noyé les débats ? La réponse n’est pas certaine mais toujours est-il que les débats n’ont même pas atteint l’article 7 du projet de loi, qui concernait le report de l’âge de la retraite. La mesure-phare du rehaussement de l’âge de départ à la retraite n’a même pas été discutée devant l’Assemblée Nationale.

L’Assemblée Nationale a été dessaisie du texte le 17 février 2023 sans l’avoir réellement débattu et sans l’avoir voté et le projet de loi de réforme des retraites est passé au Sénat.

Le troisième mouvement stratégique a été actionné devant le Sénat. Celui-ci s’est vu opposé (i) l’usage de l’article 44.2 de la Constitution, qui permet d’écarter les amendements proposés au projet de loi afin d’accélérer le processus de débats et (ii) l’usage de l’article 44.3 de la Constitution, qui permet au gouvernement de demander au Sénat de se prononcer en un seul vote sur la totalité du projet de loi en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le gouvernement. C’est ce qu’on appelle le “vote bloqué”.

Et de fait, le projet de loi a été adopté par le Sénat sous ces contraintes le 16 mars 2023 avant de revenir dans l’après-midi même devant l’Assemblée Nationale.

Et là, coup de tonnerre et dernier mouvement stratégique du gouvernement : afin de s’éviter le risque d’un rejet du projet de loi devant une assemblée disposant d’une majorité relative, le gouvernement Borne a actionné l’article 49.3 de la Constitution.

Le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, engage devant l’Assemblée nationale la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale.

L’Assemblée nationale met en cause la responsabilité du Gouvernement par le vote d’une motion de censure. Une telle motion n’est recevable que si elle est signée par un dixième au moins des membres de l’Assemblée nationale. Le vote ne peut avoir lieu que quarante-huit heures après son dépôt. Seuls sont recensés les votes favorables à la motion de censure qui ne peut être adoptée qu’à la majorité des membres composant l’Assemblée. Sauf dans le cas prévu à l’alinéa ci-dessous, un député ne peut être signataire de plus de trois motions de censure au cours d’une même session ordinaire et de plus d’une au cours d’une même session extraordinaire.

Le Premier ministre peut, après délibération du Conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session ».

Article 49 de la Constitution

Cela signifie que le projet de loi de réforme des retraites a été adopté sans réels débats et sans vote aucun devant les députés – traditionnellement plus proches de leurs électeurs (car élus au suffrage universel direct) que les sénateurs (élus au suffrage universel indirect).

On pourra toujours arguer que les mécanismes démocratiques ont été respectés – et cela sera vrai. Il n’en demeure pourtant pas moins vrai que ces mécanismes ont été totalement dévoyés. L’évitement du débat national et du vote souverain a de facto privé le texte de réforme des retraites de légitimité démocratique.

L’adoption de la réforme des retraites intervient dans un contexte social qui s’est dégradé d’année en année avec la crise des Gilets Jaunes, le Covid, l’inflation galopante et le pouvoir d’achat en berne. La colère est montée de semaine en semaine et le passage en force du gouvernement a tout fait exploser.

Car, à la problématique de la réforme des retraites, le gouvernement Borne a maintenant ajouté une seconde problématique : celle du déni de démocratie. Et ne faut pas se leurrer, c’est bien cette dernière problématique qui a fait sortir le peuple dans les rues tous les soirs depuis le 16 mars 2023.

L’actionnement de l’article 49.3 de la Constitution (le onzième en 10 mois) sur une réforme qui aurait dû inclure un vrai débat national sur la notion de travail, constitue le passage en force d’un gouvernement qui n’a pas la majorité absolue à l’Assemblée Nationale et qui ignore volontairement les résultats d’une élection présidentielle récente représentative d’une profonde fragmentation de l’électorat français. Il est bien là le péché.

Ce “cheminement démocratique” (comme l’appelle notre Première Ministre) très contestable explique la recrudescence des manifestations qui émaillent la France entière depuis le 16 mars 2023.

Et j’en viens donc au second point problématique au regard de la démocratie : le traitement actuel des manifestations et les violences policières qui les accompagnent.

Le droit de manifester est un droit fondamental inscrit à l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, qui a valeur constitutionnelle comme l’ont confirmé les décisions du Conseil Constitutionnel n°94-352 du 18 janvier 1995 et n°2019-780 du du 4 avril 2019.

Le droit de manifester est le corollaire de la démocratie, il est l’un des moyens les plus forts d’expression d’une conviction collective en dehors des enceintes politiques.

Les manifestations peuvent être de trois ordres : déclarées préalablement trois jours avant l’événement auprès de la mairie (ou de la préfecture de police, pour Paris) concernée, non-déclarées ou interdites.

Contrairement aux manifestations interdites, il n’est pas illégal de participer à des manifestations non-déclarées, comme l’a jugé la Cour de Cassation dans sa décision du 8 juin 2022 – tant que l’ordre de dispersion n’est pas donné en cas de trouble à l’ordre public.

Vous l’aurez compris, tout réside dans l’appréciation qui est faite de la notion de “trouble à l’ordre public” puisqu’elle est considérée au cas par cas et à brûle-pourpoint par des forces de l’ordre qui sont épuisées mentalement et physiquement et qui se retrouvent parfois face à des circonstances complexes à gérer.

Il y a bien évidemment des casseurs qui sautent sur l’opportunité des manifestations pour dégrader des biens publics et privés et “casser du flic” mais il n’en demeure pas moins que des violences policières s’exercent de manière répétitive à l’encontre de citoyens lambdas (et cela, depuis la crise des Gilets Jaunes).

Les manifestations qui émaillent Paris depuis le 16 mars 2023 – date d’actionnement du 49.3 – sont soit déclarées, soit non-déclarées et les violences policières qui les accompagnent sont bien réelles – il suffit d’ouvrir Twitter pour assister à des scènes vraiment terrifiantes.

Il devient aujourd’hui compliqué d’exercer son droit de manifester, tout simplement parce que la peur saisit n’importe quelle personne souhaitant aller manifester. Et c’est bien là la première violence : se dire que l’on a besoin d’un casque anti-choc, de lunettes caoutchoutée, d’un nom d’avocat et d’un numéro de téléphone d’un proche écrit sur le bras en freine plus d’un.

Si vous voulez rester en vie, vous rentrez chez vous”

Un membre des forces de l’ordre à un jeune homme pacifique, alors que le climat autour est calme

La seconde violence qui en découle est tout simplement la violence physique. J’entends bien que des membres des forces de l’ordre sont blessés au cours des manifestations, mais c’est parce qu’ils ont le monopole de la force publique qu’ils doivent être exemplaires.

En outre, l’arsenal des protections et des armes à disposition des forces de l’ordre est impressionnant surtout en comparaison avec le manque de protections corporelles des manifestants. Les bâtons de défense, les grenades de désencerclement (qui doivent être envoyées en direction du sol et qui diffusent des projectiles en caoutchouc) et les lanceurs de balles de défense (LBD, devant permettre de neutraliser les personnes violentes) sont utilisés de manière arbitraire, disproportionnée et non ciblée et sont donc à l’origine de blessures graves, de mutilations et d’éborgnements. La dissimulation du “RIO” (le numéro d’identification individuel que doit porter chaque membre des forces de l’ordre) est pratique courante et offre toute impunité.

Tiens, ramasse tes couilles, enc…”

Un membre des forces de l’ordre après avoir éjecté la douille du LBD

Les nasses, qui sont interdites depuis la décision n°444849 du Conseil d’Etat du 10 juin 2021, prospèrent un peu partout, mettant les manifestants en grand danger.

Les nasses permettent surtout des interpellations arbitraires qui annulent de facto tout droit ou toute envie de manifester. Elles durent 4 heures si l’on parle de vérification d’identité ou 24 heures si l’on parle de garde à vue. La prise d’identité, de photos ou d’empreintes digitales permet de ficher massivement les manifestants et de les dissuader de retourner en manifestation – sans les inconvénients de la paperasse d’une garde en vue, en cas de vérification d’identité.

Elles permettent enfin de gonfler facialement les chiffres d’interpellations émis par le Ministère de l’Intérieur (292 interpellations sur la place de la Concorde pendant la nuit du 16 mars 2023, pour 283 classements sans suite).

La Ligue des Droits de l’Homme, le Syndicat de la Magistrature, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, le Défenseur des Droits, Amnesty International et Reporters Sans Frontières s’inquiètent de la recrudescence des actes de violence policière et se disent concernés par l’indignité de ces actes dans un Etat de droit.

Ici, c’est un jeune homme qui prend un coup de poing dans le visage, tombe et ne se relève pas.

Là, c’est un SDF qui est frappé et qui tombe à terre et qui se fait traiter de “gros lard, sac à merde”.

Ici, ce sont quatre jeunes femmes qui subissent des attouchements sexuels et des insultes sexistes (une plainte a été déposée).

Là, c’est une femme qui est arrêtée et fait une crise de panique.

Ici, ce sont des journalistes menacés et brutalisés.

Là, ce sont des manifestants enjoints de s’asseoir par terre, mains sur la tête.

Ici, c’est un membre des forces de l’ordre en moto qui roule sciemment sur un manifestant au sol.

Là, c’est l’enregistrement audio de l’interpellation d’un jeune homme par la BRAV-M dans la rue, émaillée de menaces, de gifles et de commentaires sexistes. « Je peux te dire qu’on en a cassé, des coudes et des gueules (…) mais toi, je t’aurais bien pété les jambes. (…) Ta petite tête, on l’a déjà en photo, t’as juste à te repointer dans la rue aux prochaines manifs. (…) La prochaine fois qu’on vient, tu monteras pas dans le car pour aller au commissariat, tu vas monter dans un autre truc qu’on appelle ambulance pour aller à l’hôpital ». Il faut croire qu’aucune infraction importante n’avait été commise par le jeune homme, puisqu’il est laissé suite à un ordre de mouvement donné aux BRAV-M – sans suite d’interpellation pour vérification ou mise en garde à vue. « T’as de la chance, on va se venger sur d’autres personnes ».

Ici, c’est un photographe et journaliste pour un média indépendant (Samuel Clauzier) qui se fait mettre en joue par un LBD. “Je m’en bats les couilles de ton truc de presse”. Il aura juste le temps de prendre une photo avant de s’enfuir.

Dans un État de droit, la violence n’est acceptable ni d’un côté ni de l’autre. Pour autant, si l’on remet les choses en perspective et qu’on laisse de côté la problématique des casseurs et que l’on parle uniquement de citoyens lambdas, la manifestation est souvent l’un des derniers recours d’un peuple qui ne se sent pas entendu.

Personne ne critique les Iraniennes qui manifestent, de manière plus ou moins violente (elles aussi mettent le feu), suite à l’embrasement de leur pays depuis quelques mois. Au contraire, tout le monde applaudit. Certains argueront que leurs libertés fondamentales ont été violées par un régime de dictature, ce qui n’est pas le cas de la France. Il est vrai.

Pour autant, c’est peut-être justement pour alerter sur des dérives anti-démocratiques – non pas dans la lettre mais dans l’esprit – que ces manifestations se mettent en place.

Les manifestants passent devant le Conseil d’Etat et – derrière les bâtiments – le Conseil Constitutionnel

A présent, et d’un point de vue personnel : particulièrement sensible en tant qu’avocat de droit administratif aux questions de démocratie, j’ai rejoint le cortège de la manifestation du 23 mars 2023, de la rue Saint-Antoine jusqu’à la place de l’Opéra. L’ambiance était bon enfant mais comme j’ai toujours très peur des mouvements de foule, je suis restée sur le côté en tête de cortège, entre les manifestants et les forces de l’ordre qui étaient de manière évidente présentes pour assurer la sécurité de la manifestation.

Arrivée place de l’Opéra, je me suis rendue compte que toutes les voies convergentes étaient bloquées par des camions et des parois mobiles, que toute sortie de la place deviendrait de plus en plus compliquée les minutes passant et qu’une nasse allait intervenir sous peu. C’est fou comme une ambiance bon enfant devient en quelques instants menaçante. Et de fait, quelques minutes après mon départ, les manifestants ont été nassés et gazés.

Les esprits s’excitant avec la tombée de la nuit, Paris est devenu un immense champ de bataille parsemé de feux. Le contraste entre mes photos de jour et les photos de nuit prises par des manifestants ou des journalistes (dont j’admire le travail, car il faut être honnête, ils prennent beaucoup de risques) est criant.

La loi sur la réforme des retraites est à présent devant le Conseil Constitutionnel, qui devra en examiner la constitutionnalité. D’un point de vue juridique, le risque de voir la loi déclarée inconstitutionnelle pour (i) usage invalide de l’article 49.3 pour une loi qui n’est pas une loi de finances et (ii) pour manque de “clarté et de sincérité du débat parlementaire” n’est pas nul. Attendons donc.

Le 24 Mars 2023