NOCTURNAL ANIMALS

“Nocturnal Animals”, sorti en 2016, est la seconde réalisation du styliste Tom Ford. Le chantre du porno chic qui fut un enfant texan ultra-sensible a lui-même rédigé le scénario du film, sur la base du roman d’Austin Wright “Tony and Susan”.

Le film est un bijou – un bijou perturbant qui reste longtemps en tête, porté par l’interprétation des deux acteurs principaux et par la musique envoutante d’Abel Korzeniowski.

La suite de cet article dévoile l’intrigue, je préfère vous prévenir.

Susan Morrow (inteprétée par Amy Adams) est une galeriste réputée de Los Angeles. Malgré un succès professionnel évident, un mari séduisant et un train de vie plus que luxueux, Susan tombe doucement dans la dépression. Les apparences qu’elle préserve tant bien que mal cachent difficilement son désintérêt grandissant pour son métier, l’éloignement de son mari Hutton, les difficultés financières de son couple et ses insomnies régulières.

Elle reçoit un matin le manuscrit d’un roman qui va bientôt être publié, rédigé par son ex-mari Edward, qu’elle n’a pas vu depuis 19 ans. Le roman lui est dédié et s’intitule “Nocturnal Animals”, du surnom dont Edward affublait gentiment Susan qui, jeune, était déjà un oiseau de nuit.

Susan se plonge dans la lecture du manuscrit et trois arcs narratifs coexistent et se répondent bientôt : la vie présente de Susan, l’histoire fictionnelle du roman qu’elle lit et les souvenirs de sa vie passée avec Edward (interprété par Jake Gyllenhaal).

Les scènes de ces trois arcs narratifs s’entrelacent tout au long du film, et ce que nous voyons du roman est ce que Susan en imagine.

Le roman met en scène Tony, un père de famille américain qui prend la route des vacances avec sa femme et sa fille adolescente. Roulant de nuit sur une route déserte du Texas, leur voiture est volontairement accrochée par des voyous qui les forcent à s’arrêter. La femme et la fille de Tony sont obligées de monter avec leurs agresseurs dans la voiture familiale sous les yeux impuissants de Tony, qui est abandonné dans le désert. Le lendemain, il arrive tant bien que mal à contacter la police. Tony, maintenant aidé de l’inspecteur Andes, découvre bientôt les corps nus de sa femme et de sa fille, sur un canapé rouge abandonné près d’un cabanon du désert texan. Elles ont été violées et frappées à mort. Au terme de l’enquête qui dure plus d’un an, l’inspecteur Andes met la main sur les deux malfrats encore vivants : Lou et Ray. Atteint d’un cancer en stade terminal, il propose à Tony de faire justice lui-même car il pressent que Lou et Ray se verront appliquer des peines légères. Tony accepte. Les voyous sont abattus mais Tony est blessé dans la bagarre et il se suicide finalement par balle, apaisé par la vengeance.

Captivée par la lecture de ce roman haletant, Susan se remémore sa rencontre avec Edward, une vingtaine d’années avant. Bien née, ambitieuse – passée par Yale et Columbia, réaliste et cynique, la jeune Susan était tombée sous le charme de ce jeune homme d’origine modeste, romantique, sincèrement gentil, dénué d’ambition sociale, qui ne souhaitait rien d’autre qu’être écrivain.

Elle-même avait souhaité être artiste mais ne se l’était jamais autorisé, à cause de la pression constante de sa famille qui ne vivait que d’apparences et d’ambition sociale.

Parfaitement consciente de la pauvreté humaine de l’éducation qu’elle avait reçue, son seul acte de rébellion avait consisté à épouser Edward, mais leur union s’était lentement détériorée, Susan ne parvenant pas à se détacher de son éducation ; Edward persistant dans ses efforts d’écriture face à une épouse qui le trouvait finalement faible et sans talent. Même si Edward avait exhorté Susan à se battre pour leur relation, celle-ci l’avait quitté en avortant puis en cédant rapidement à l’un de ses prétendants, Hutton. Edward avait été brutalement mis devant le fait accompli.

Au cours de sa lecture fascinée du manuscrit, Susan comprend vite le jeu de miroir cruel entre sa vie réelle avec Edward et le calvaire subi par Tony.

Et comme le film de Tom Ford nous présente l’histoire de Tony telle que lue par Susan, c’est l’imaginaire de celle-ci qui est à l’œuvre – ce qui explique que Susan prête les traits d’Edward à Tony (qui est également joué par l’acteur Jake Gyllenhaal) ou que la femme et la fille de Tony soient aussi rousses que le sont Susan et sa fille (qu’elle a pourtant eue avec Hutton).

Mais il a également beaucoup d’Edward en Tony – puisqu’un écrivain n’écrit jamais que sur lui-même, comme le dit si justement Edward. La souffrance amoureuse d’Edward, qui a perdu la femme qu’il aimait et l’enfant qu’elle portait a été transfigurée pour devenir le cauchemar de papier de ce père de famille qui perd sa femme et sa fille aux mains du psychopathe Ray. L’impuissance de Tony sur la route obscure fait écho à l’impuissance d’Edward devant la clinique où sa femme vient d’avorter sans le prévenir. Le vieux modèle de la voiture verte de Ray est celui qu’Edward voit lorsque Susan lui dit qu’elle veut rompre avec lui et le canapé rouge sur lequel sont allongés les corps de la femme et de la fille de Tony est celui sur lequel Susan critique le manque de talent d’Edward en tant qu’écrivain. Ces objets sont autant de totems qui ont imprimé la rétine d’Edward lors de moments particulièrement difficiles – que Susan n’a d’ailleurs probablement pas remarqués.

Il n’en demeure pas moins que Susan reste profondément troublée par la lecture du roman, parce qu’il est magistral et parce qu’il l’oblige à remettre en question sa vie et sa façon d’être.

Susan tente de comprendre pourquoi Edward lui a envoyé et dédié ce manuscrit, accompagné d’une invitation à se voir après toutes ces années.

La dédicace “Pour Susan” peut apparaître bien innocente au départ mais la lecture avançant, Susan comprend que le cadeau est quelque peu empoisonné. Elle va souffrir intensément à la lecture du manuscrit et la coupure qu’elle se fait en ouvrant le colis l’annonce déjà. Car, si Susan s’identifie de prime abord à la rousseur de la femme de Tony, il devient vite évident qu’Edward lui assigne en réalité le rôle de Ray, le psychopathe qui prive Tony de sa famille.

Edward a réussi à transcender sa douleur intime en la transfigurant en chef-d’œuvre littéraire, en persistant dans la voie artistique qu’il souhaitait suivre, contrairement à Susan qui a préféré le confort social et financier, en vendant de l’art plutôt que d’en créer et en épousant un second mari lisse et bien né comme elle.

A la lecture de la dernière scène du livre, Susan comprend que le jeune Edward est mort pour devenir un Edward plus mature grâce à une écriture cathartique, à l’image d’un Tony qui se suicide à la fin du roman – et que rien n’empêche une nouvelle Susan de naître.

Les prémices de cette renaissance parsèment d’ailleurs le film : Susan est présentée dès les premières minutes comme une femme au bord de la remise en cause personnelle : elle s’ouvre de ses problèmes personnels auprès d’une société mondaine qui préfère en général préserver les apparences du bonheur et de la richesse. Les émotions, tenues jusque là, la submergent de plus en plus.

Elle prend conscience de la souffrance qui affleure un peu partout, que ce soit dans le roman qu’elle lit ou dans les œuvres d’art au milieu desquelles elle vit, qu’il s’agisse d’un taureau banderillé, d’un tableau où le mot “Revenge” éclate ou d’une photographie où un homme pointe sa carabine sur un autre.

Elle est plus que dubitative sur la qualité des œuvres d’art qu’elle vend, que personne ne regarde réellement – les invités préfèrent se faire des relations autour d’une coupe de champagne et tournent le dos aux œuvres présentées. L’art contemporain ne représente rien d’autre à ses yeux que la “culture de la médiocrité”, est devenu un business comme un autre et la renvoie finalement à son propre renoncement à être artiste.

Ce que Susan a pris pour de la faiblesse chez un jeune Edward n’était qu’une envie de s’accomplir personnellement en dehors des pressions sociétales. Cette faiblesse supposée est parfaitement reflétée en Tony, le père incapable de défendre sa femme et sa fille face à un Ray aussi violent et viril que les terres du Texas qui les entourent. Les qualités requises pour survivre dans l’ancien Far West – la force, la virilité, la violence – sont finalement celles qui sont nécessaires à l’époque moderne et Edward semble en pâtir car il en est totalement démuni. Et il le sait.

(Et je soupçonne qu’il y a beaucoup du réalisateur dans cette antinomie entre ces valeurs de virilité et de force et un Tom Ford né et élevé au Texas, qui était, selon ses propres termes “l’enfant sensible”).

Edward a su préserver sa sensibilité, son envie de se réaliser artistiquement et émotionnellement alors que Susan s’est contentée du monde des apparences. L’une est enfermée dans un monde froid et solitaire aux couleurs polaires, alors que l’autre transporte en lui un monde fait d’émotions profondes et parfois violentes, aux couleurs chaudes. L’une a réussi dans la vie, mais l’autre a plus sûrement réussi sa vie.

Susan le comprend tardivement, au terme de la lecture du manuscrit qui lui est dédié.

La dernière scène du film, qui rappelle inévitablement le tableau d’Edward Hopper “Nightawks” – autrement dit “Les Noctambules” – exsude ce malheur solitaire.

(NDLR : où aller pour évoquer ce film, sinon à la Fondation Pinault ? Le bâtiment est magnifique mais l’art qui y est présenté m’a laissée dubitative. Un riche collectionneur expose un nounours comme une œuvre d’art, la cote du nounours monte car elle est exposée, le riche collectionneur et l’artiste sont heureux, l’investissement est rentabilisé : comme je le disais, l’art est devenu un commerce comme un autre).

Le 28 octobre 2022

Manteau et robe Fendi – Sac et ceinture Dior – Sandales Jimmy Choo