MUSÉE GUIMET

On doit la constitution du musée Guimet, autrement appelé musée national des arts asiatiques, à un industriel lyonnais de la seconde moitié du XIXème siècle, Émile Guimet. Grand voyageur, Émile Guimet parcourt l’Égypte, la Grèce, le Japon, la Chine et l’Inde et en rapporte d’importantes collections d’art, qu’il présente à Lyon en 1879. Il transfère ensuite ses collections au sein du musée qu’il a fait construire à Paris et qui est inauguré en 1889.

Il s’agit de la plus grande collection d’objets d’art asiatique hors d’Asie, réunissant des pièces d’Asie du Sud-Est (Empire khmer, Indonésie, Siam, Laos, Cambodge, Vietnam) et d’Asie Centrale (l’essentiel des pièces d’Asie Centrale provient de la mission menée en 1906 par Paul Pelliot, archéologue, sinologue et historien français). Les pièces d’art contemporain en sont exclues, au profit des objets archéologiques ou œuvres anciennes.

Dans le cas des musées Cernuschi et Guimet, la filiation apparaît bien évidente entre les cabinets de curiosités constitués par certains membres de la noblesse depuis la Renaissance et ces deux musées institués par des fondateurs-explorateurs, l’un financier et économiste – Henri Cernuschi et l’autre, industriel comme on l’a vu.

Je vais être honnête, je suis toujours un peu embarrassée lorsque je visite des musées dédiés à des arts étrangers. Ainsi en va-t’il du musée Guimet mais également du musée Cernuschi – qui concerne lui aussi les arts asiatiques – et du musée du quai Branly, qui réunit les arts africains, asiatiques et océaniques.

Cet embarras n’est que le miroir du profond malaise ressenti il y a bien longtemps, lors d’une visite faite cette fois-ci en tant que touriste aux États-Unis, au musée des Beaux-Arts de Philadelphie.

J’avais 24 ans, et j’étais tombée absolument par hasard au détour d’une salle sur le portail de l’abbaye de Saint-Laurent-l’Abbaye, une commune de notre Pouillysois bien français qui n’était qu’à quelques kilomètres d’une maison de campagne que j’adorais. Le clocher de l’abbaye de Saint-Laurent qui avait été en d’autres temps la plus importante du Nivernais, s’était effondré et les catastrophes naturelles et humaines avaient laissé l’abbaye éventrée – mais elle se laissait toujours admirer au détour de la route qui menait vers cette maison de campagne qui promettait toujours, avec ses vieilles poutres, ses belles tomettes, ses larges pièces ensoleillées et son jardin fruitier, de beaux weekends bucoliques. En bonne lectrice de Colette, j’étais tombée amoureuse de cette maison et de cette campagne bourguignonnes, que j’avais adoptées comme mes terres d’élection.

Retrouver outre-atlantique le portail d’une abbaye que je connaissais et qui était inextricablement liée à mes élections personnelles me fit l’effet d’un vol. Un vol culturel peut-être (le débat autour de la restitution d’œuvres n’existait pas encore à l’aube du XXIème siècle), mais un vol sentimental surtout.

Pourtant, son installation à Philadelphie ne résultait pas d’un vol. Honnêtement acquis par George Grey Bernard, un sculpteur américain admiratif de ce qui restait d’une abbaye qui avait bien souffert et qui avait été vendue comme bien national à la Révolution, le portail fut démonté et chaque pierre fut numérotée et envoyée aux États-Unis en 1927-1928.

Pourtant encore, son installation au musée de Philadelphie permettait une conservation qui n’aurait jamais été possible sur le lieu d’origine éventré et sa mise en valeur était évidente.

Un propriétaire privé avait bien le droit de faire ce qu’il voulait de ses vieilles pierres historiques, surtout si son souhait leur permettait une meilleure conservation. En outre, pourquoi refuser à des visiteurs de musées américains d’admirer et d’apprendre – activités que je pratiquais à l’époque et que je pratique encore à chaque fois que je mets moi-même les pieds dans un musée, n’importe quel musée ?

Mon petit argumentaire intellectuel personnel n’a jamais vraiment calmé la tristesse sentimentale ressentie ce jour-là à Philadelphie mais m’a amenée à me poser l’ultime question de savoir à qui appartient l’art. Depuis, les nombreuses demandes faites ces dernières années visant à la restitution d’œuvres conservées dans les musées européens ont permis d’alimenter le débat public (et le mien avec).

Débat qui n’est pas simple, il faut bien l’avouer.

En premier lieu, il faut s’attacher à déterminer l’origine du déplacement des œuvres d’art. La circulation de pièces d’art a existé de tout temps et sous toute circonstance – on en trouve trace dans l’Antiquité – mais ce sont bien les raisons et le contexte du déplacement qui doivent être examinés, lorsque l’on en vient à la question de la restitution.

Le déplacement d’œuvres d’art privées légalement acquises et légalement déplacées ou la donation d’une institution publique à une autre afin de permettre une circulation plus fluide de la culture ne sont évidemment pas comparables au pillage et à la spoliation en temps de guerre ou dans les zones de conflit (je pense notamment, pour l’époque actuelle, aux antiquités de sang ou à l’affaire du sarcophage de Nedjemankh).

Le débat devient plus complexe lorsque l’on en vient au déplacement d’œuvres d’art né du colonialisme. Le déplacement des pièces vers la mère-patrie permettait de matérialiser la conquête coloniale aux yeux des métropolitains. Elle permettait aussi de dépouiller le pays colonisé de son histoire, de son art et de son identité culturelle et d’asseoir la domination du pays conquérant. Mais ce déplacement, dans un contexte actuel de reconnaissance accrue du passé colonialiste, oblige chaque État dépositaire et chaque visiteur de musées à se pencher sur une histoire nationale parfois peu glorieuse.

En second lieu, il faut bien prendre en compte l’importance culturelle des œuvres concernées au regard du pays d’origine. L’Égypte demande la restitution du buste de la reine Néfertiti à l’Allemagne et de cinq stèles pharaoniques à la France. La Grèce demande la restitution des frises du Parthénon à la Grande-Bretagne. Deux philosophies peuvent s’opposer ici : celle qui souhaite une politique culturelle nationale grâce à laquelle les œuvres significatives d’un pays sont dans le pays et celle qui envisage le monde comme un musée à ciel ouvert dans lequel les œuvres d’art se déplacent.

En troisième lieu, la question de la conservation des œuvres d’arts est tout aussi capitale. Pour revenir à mon cher portail de l’abbaye de Saint-Laurent, il est évidemment bien mieux conservé à Philadelphie que dans son village d’origine, où tout l’édifice religieux s’écroule. Dans la même veine d’idées, le musée du Caire visité il y a plus de quinze ans m’avait laissé effarée devant le manque de lumière, de ventilation et de protection des œuvres présentées (un nouveau musée a vu jour depuis).

La question de la restitution d’œuvres d’art est entre les mains des pouvoirs publics, car la question est éminemment politique et le visiteur lambda aura toujours du mal à se faire une opinion précise sur un sujet qui touche autant à la culture, à l’histoire, à la politique qu’à la morale.

Mais le contexte actuel de déconstruction sociale et de reconnaissance de passés coloniaux peu glorieux oblige le visiteur de musées à se poser quelques questions. Comme toujours, il s’agit de comprendre ce que l’on voit, ce que l’on regarde.

Le 30 septembre 2022

Site du Musée Guimet