LA BELLE ET LA BÊTE

Par où commencer lorsque l’on en vient à “La Belle et La Bête”, ce merveilleux film réalisé par Jean Cocteau en 1946 ?

Faut-il commencer par la forme de cette œuvre si onirique, si merveilleuse ? Le film, tourné en noir et blanc, joue en permanence avec le clair-obscur. Cocteau regretta un temps que le film ne soit pas tourné en couleur, mais c’est pourtant ce noir et blanc qui lui donne sa puissance poétique et fantastique. Les plans sont sublimes de beauté, à la fois inquiétants et irréels. On croirait voir du Gustave Doré en mouvement.

Pourtant, le tournage ne fut pas exempt de difficultés. Tourné au lendemain de la guerre, les moyens manquent et Cocteau doit faire preuve d’ingéniosité pour tourner ce conte onirique dans une économie française exsangue qui ne se prête guère à la rêverie.

Jean Marais doit subir cinq heures de maquillage pour parvenir à incarner La Bête (trois heures pour le visage, une heure par main), et par un effet miroir étonnant, Jean Cocteau est pris de démangeaisons intolérables. Il faut dire qu’il vit plus qu’il ne porte ce film, d’autant plus que son alter ego et amant – Jean Marais – subit l’épreuve quotidienne d’un maquillage fait de colle et de poils et qu’il incarne trois rôles – Avenant, La Bête et le Prince.

Malgré ces difficultés, “La Belle et La Bête” devient un film mythique, auquel se réfèreront de nombreux réalisateurs, le plus évident étant Jacques Demy (que Cocteau surnommait affectueusement “le gosse”), avec “Peau d’Âne”. Outre la présence de Jean Marais dans les deux films, la filiation entre “La Belle et La Bête” et “Peau d’Âne” est limpide. Le miroir, les hommes dans les murs, la rose, les robes imposantes, les voyages magiques sont autant de clins d’œil à l’œuvre coctalienne.

Et ils sont tous deux tirés de contes. Ce qui donc m’amène au fond.

Nous connaissons tous le conte de “La Belle et La Bête”, par ailleurs largement exploité par les studios Disney.

Pour résumer, l’on parle d’une belle et vertueuse jeune fille qui se sacrifie pour sauver son père en allant vivre dans le château lugubre et merveilleux d’une bête immonde. La Belle tombe progressivement amoureuse de La Bête qui se révèle bonne et douce, et cet amour délivre La Bête de l’affreux sortilège dont elle était victime.

Le conte que nous connaissons tous a été rédigé par Madame Leprince de Beaumont en 1756, sur la base d’un conte déjà existant.

Pour citer Marie-Antoinette Reynaud, dans son “Madame Leprince de Beaumont, vie et œuvre d’une éducatrice”, ce conte “apprend aux enfants à distinguer la laideur morale de la laideur physique, à favoriser le rayonnement d’une intelligence, d’un cœur, d’une âme que rend timide un extérieur ingrat. Les deux sœurs de La Belle ont épousé deux gentilshommes dont l’un symbolise la beauté et l’autre l’intelligence ; ce n’est pas là le vrai fondement d’un amour solide, mais la bonté. Ainsi La Belle ne peut se défendre d’aimer La Bête à cause des attentions inlassables dont celle-ci l’entoure. Le don de soi est justifié par l’estime des bonnes qualités de la personne à laquelle on veut unir sa vie ; ainsi les jeunes filles apprennent l’usage du véritable amour. La Belle, voyant à quelle extrémité elle réduit par ses refus la pauvre Bête, passe sous l’impulsion de la compassion unie à l’estime, de l’amitié à l’amour. Des sentiments purs, estime, délicatesse, élégance morale, reconnaissance en sont les motifs. On trouve ici la justification des mariages fréquents à cette époque, entre hommes mûrs, souvent veufs, et filles très jeunes. Il ne restait à ces maris âgés qu’à entourer leur jeune épouse de tous les égards, et aux jeunes femmes à respecter la situation mondaine et la valeur des quadragénaires.”

Il y a également beaucoup à dire sur le rôle sacrificiel qu’endosse La Belle à presque tout moment : c’est elle qui devient travailleuse et modeste lorsque son père connait un revers de fortune, et c’est elle qui prend la place de son père dans l’accomplissement de la sentence édictée par La Bête.

Ce rôle sacrificiel est évidemment lié au rôle féminin prédominant : vivant sans mère, La Belle prend la place de la figure féminine principale du logis, en suivant son père désargenté à la campagne alors que ses sœurs restent en ville, ou en s’occupant de la maisonnée. Le lien est à la fois œdipien (de la part de La Belle qui prend la place de la figure féminine prédominante du logis et qui demande à son père une rose – quel symbole fort) et presque incestueux (de la part du père qui a une préférence pour l’une de ses filles et qui se meurt lorsque La Belle ne revient pas du palais).

Le conte de fées se double ici d’une fable éducationnelle, il faut bien le dire : La Belle, qui est vraisemblablement une jeune fille tout juste sortie de l’adolescence, doit quitter le nid parental, couper le lien œdipien qui attache la petite fille qu’elle était à son père, pour aller vers son individualité, son indépendance et sa sexualité, représentée par une figure masculine inquiétante et poilue vivant au fond de bois touffus. Pour autant, la figure masculine de La Bête s’avère douce, attentionnée et pleine d’amour (de quoi rassurer les jeunes lectrices du XVIIIème siècle sur leur avenir en qualité de jeunes épousées). Dès que La Belle revient au palais, elle a brisé le lien œdipien qui la relie à son père et accepte pleinement le lien amoureux et sexuel qui va l’unir à La Bête.

Cocteau fait du conte de Madame Leprince de Beaumont une fable bien plus inquiétante, bien plus onirique que l’original. La Bête y est plus terrifiante, car elle est soumise à ses passions : elle ne peut s’empêcher de tuer des animaux et de les dévorer et elle contient avec peine sa colère et (ce que l’on devine être) ses pulsions sexuelles – là où le conte de Madame Leprince de Beaumont n’évoque qu’un amour platonique et marital. Par ailleurs, la fin du film est très ambiguë car on ne sait pas si La Bête redevient prince grâce à l’amour de la Belle ou grâce à Avenant qui prend sa place dans le sortilège. D’autant plus ambigue que le même acteur joue Avenant, La Bête et le Prince.

Quand bien même, Cocteau met parfaitement en opposition un amour médiocre soumis aux basses passions et un amour transcendé porté par de hauts sentiments, ce dernier type d’amour étant le seul capable d’élever l’âme, le cœur et le corps.

A cet égard, il faut revenir sur un mythe qui a la vie dure : “La Belle et La Bête” comme parfait exemple du syndrome de Stockholm. C’est au film de Disney, qui date de 1991, qu’on le doit puisque La Bête est présentée comme un homme qui a subi un sort à cause de sa méchanceté. Il prive La Belle de diner le premier soir, a des accès de violence folle et se comporte comme un bourreau. Pourtant, La Belle en tombe amoureuse, illustrant ici le syndrome de Stockholm – qui décrit la sympathie développée par des victimes pour leurs ravisseurs. Ce syndrome remonte à un fait divers datant de 1973 : lors d’un hold-up à Stockholm, les quatre employés de banque pris en otage par leurs ravisseurs se sont interposés entre les forces de l’ordre et leurs ravisseurs et sont même allés visiter ces derniers en prison par la suite. Le syndrome de Stockholm est caractérisé par le développement d’un sentiment de confiance des otages vis-à-vis de leurs ravisseurs, par la naissance d’un sentiment positif des ravisseurs vis-à-vis de leurs otages et par d’hostilité des victimes vis-à-vis des forces de l’ordre.

Par extension, le syndrome de Stockholm décrit la situation d’un conjoint violent qui maintient sa victime dans un état de dépendance.

Une telle mécanique est omniprésente dans le film d’animation de Disney, et honnêtement, on se demande bien ce qu’il leur a pris, tellement la thématique est en réalité éloignée du conte d’origine et du film de Cocteau.

Pourtant, Disney a largement puisé dans l’univers coctalien : l’humanisation du mobilier, la présence de Gaston, directement inspirée de celle d’Avenant ou encore la tête de La Bête qui fait écho au maquillage infligé à Jean Marais.

S’il ne faut voir qu’un seul “La Belle et La Bête”, vous l’aurez compris, c’est celui de Jean Cocteau.

Pour illustrer ce texte, pas de costume ici, mais une robe rouge passion et des roses 😉

Le 24 Juin 2022

Robe Max Mara – Ballerines Repetto – Chapeau Monoprix agrémenté d’un foulard Hermès – Sac Coccinelle agrémentée d’une bandoulière Fendi – Lunettes de soleil Chanel