“Madame de…”, le film magistral réalisé par Max Ophuls en 1953, est tiré du roman éponyme de Louise de Vilmorin. Le réalisateur s’éloigne de la fin du roman, jugée un tantinet mélodramatique, pour tourner un conte cruel et subtil plus en accord avec ses propres convictions – devrais-je dire : obsessions – l’amour et la mort.
1892. Madame de… dont on ne connaît que le prénom – Louise (incarnée par Danielle Darrieux) – est une comtesse ravissante, vaine et futile qui comble le néant de son existence par les parures et les apparences qui régissent le monde aristocratique dans lequel elle évolue. Son mari, un général qui navigue dans les hautes sphères politiques (interprété par Charles Boyer), tolère les flirts mondains sans conséquences de sa frivole épouse.
Afin d’apurer des dettes personnelles nées d’un train de vie dispendieux, Louise vend en catimini les boucles d’oreilles en diamants offertes par son mari au lendemain de leurs noces, et prétend les avoir perdues lors d’une soirée à l’opéra à laquelle elle assiste quelques jours plus tard.
Le général, pensant que les boucles ont été dérobées, fait à l’opéra un tel esclandre que tout Paris en a vent, et notamment le bijoutier auquel Louise a vendu les boucles d’oreilles. Il vient trouver le général pour lui expliquer que les boucles n’ont jamais été dérobées puisque c’est Louise elle-même qui lui a en réalité vendu les boucles.
Le général, amusé, rachète les boucles et les offre en guise de cadeau de rupture à sa maîtresse qui part à Constantinople.
Hélas, afin d’honorer ses dettes de jeu, celle-ci vend les boucles à son tour. Le baron Donati (interprété par Vittorio De Sica), de passage à Constantinople, tombe sous le charme des boucles exposées dans la vitrine d’un bijoutier et les achète sous le coup de l’impulsion.
Plus tard nommé ambassadeur à Paris, le baron Donati fait la connaissance de Louise et s’éprend d’elle. Coquette superficielle d’abord amusée par un flirt sans conséquence avec le baron, Louise se rend compte que l’amour passionné l’anime pour la première fois de sa vie.
Afin d’éviter les affres de l’amour et sauver les apparences, elle décide de quitter Paris quelques temps. Mais juste avant son départ, le baron Donati lui offre les boucles d’oreilles acquises à Constantinople. La boucle est bouclée, si je puis dire, puisqu’il s’agit évidemment des boucles d’oreilles qui appartenaient en premier lieu à Louise – mais le baron n’en sait évidemment rien.
Revenue à Paris mais toujours éprise, Louise décide de faire éclater son amour au grand jour. Souhaitant porter les boucles d’oreilles offertes par son amant, elle fait mine de les retrouver devant son mari, soit-disant égarées dans une paire de gants longs qu’elle n’avait pas mise depuis longtemps.
Le mari stupéfait va trouver le baron, lui conte l’histoire folle de ces boucles d’oreilles et lui demande de les revendre au bijoutier de famille afin que le général puisse les racheter – encore une fois.
Le baron s’exécute et troublé, demande des explications à Louise, qui s’enlise dans le mensonge afin de préserver les apparences. Déçu, le baron Donati se détache de sa maîtresse.
Louise, désespérée, comprend qu’elle vient de perdre le seul homme qu’elle ait jamais aimé. Ayant perdu goût à la vie, elle reste alitée. Le général, croyant tout d’abord à une comédie, présente les boucles d’oreilles à sa femme – en lui demandant de les offrir à leur nièce, jeune accouchée. Devant l’effroi de Louise, le général comprend que les boucles représentent aux yeux de sa femme l’amour éperdu qu’elle éprouve à l’égard du baron.
Le mari malheureux provoque l’amant en duel.
Autant dire qu’aucun des trois protagonistes n’en sortira indemne. Le roman de Louise de Vilmorin s’achevait sur une Louise mourante qui donnait une boucle à son mari et une boucle à son amant, mais Max Ophuls a dédaigné ce mélodrame pour une fin bien plus tragique et émouvante.
Ce film, qui commence comme un vaudeville, finit en tragédie. Le spectateur suit les circonvolutions qu’empruntent ces boucles d’oreilles qui portent en elles un destin fatal.
Tout d’abord apparat vide de sens humain, dont la seule signification est d’appuyer un statut social, cette paire de boucles d’oreilles se charge peu à peu d’amour, de mensonges, de trahison, puis de mort. Les boucles d’oreilles accompagnent l’évolution malheureuse d’une femme évaporée et superficielle, soudainement confrontée à la profondeur du sentiment amoureux. Hélas mal armée pour une telle profondeur, elle s’y perdra.
Le rôle si central de cette paire de boucles d’oreilles en mouvement perpétuellement circulaire n’est que la métaphore du monde des apparences qui tourne à vide sur lui-même et qui entraine les êtres à leur perte. Ces boucles auront achevé leur cycle funeste lorsqu’elles seront filmées dans un dernier plan immobile, déserté par toute âme qui vive.
Les mouvements circulaires qui dominent le film – qu’il s’agisse de scènes de danse, de courbes d’escalier, de drapés de robes – et la ronde incessante opérée par ces boucles d’oreilles structurent “Madame de…” en forme de spirale descendante aspirant les protagonistes, qui s’approchent inexorablement de l’issue tragique de leur drame intime.
Le tournoiement commence d’ailleurs dès la première scène du film, qui suit les mains de Louise qui s’attardent sur les bijoux et les fourrures. Son visage ne sera révélé qu’après de longues minutes, mais Louise soliloque déjà sur le fait de vendre sans état d’âme un cadeau de noces offert par son mari. Louise n’est à ce moment-là qu’une ombre, puis devient un reflet dans un miroir.
Elle n’existe qu’à travers les artifices coûteux au milieu desquels elle virevolte.
Elle n’existe qu’à travers les artifices de sa classe au sein de laquelle elle virevolte. Elle est superficielle et inconséquente dans ses actes – qu’il s’agisse de flirts ou de la vente en catimini de bijoux précieux – et dans ses mots qui disent le contraire de ce qu’elle ressent ou de ce qu’elle est (“je ne vous aime pas, je ne vous aime pas” ou encore “ce n’est que superficiellement que nous sommes superficiels”).
Les instructions de Max Ophuls à Danielle Darrieux pour s’emparer du rôle de Louise étaient à la fois fort simples et fort ardues :
“Votre tâche sera dure. Vous devrez, armée de votre beauté, votre charme et votre élégance, incarner le vide absolu, l’inexistence. Vous deviendrez sur l’écran le symbole même de la futilité passagère dénuée d’intérêt. Et il faudra que les spectateurs soient épris, séduits et profondément émus par cette image.”
Et de fait, Danielle Darrieux est éblouissante, il faut bien le dire. Et le film est un chef-d’œuvre.
Je laisse le mot de la fin à Jacques Rivette : “Max Ophuls était aussi subtil qu’on le croyait lourd, aussi profond qu’on le croyait superficiel, aussi pur qu’on le croyait grivois. Comme il échappait aux écoles, on le tenait pour démodé, désuet, anachronique, sans comprendre qu’il ne traitait que des sujets éternels et sommes toute essentiels : le désir sans l’amour, le plaisir sans l’amour, l’amour sans réciprocité. Le luxe et l’insouciance ne constituaient que le cadre favorable à cette peinture cruelle et l’on vit cette absurdité : les critiques rendre compte du cadre qu’ils prenaient pour la toile.”
(NDLR : me voici donc à 11 heures du soir devant l’Opéra Comique, dans une somptueuse robe en tulle des années 1920, chinée par mon antiquaire du costume préférée, Virginie de Marcel et Jeannette. Comme Virginie me connaît par cœur, elle a chiné cette merveille en pensant à moi. Ce que l’on ignore en regardant les photos, c’est que la robe est absolument transparente, qu’il a fallu porter une autre jupe en dessous et qu’il a surtout fallu ajuster le tulle sur le buste toutes les 5 secondes. Ce que l’on ignore également, c’est que j’étais morte de froid. Ce que l’on ignore enfin, c’est que j’ai attendu plus de cinq mois afin de trouver la tenue qui me semblait adéquate pour parler de ce film que j’aime tant et qui viendrait illustrer un texte rédigé depuis longtemps. Tout ceci explique pourquoi je vous inflige dès à présent les 408 photos de cette séance-photo que je trouve très réussie. La beauté de la robe qui est irréelle, les yeux souvent clos ou le menton parfois un peu trop haut me semblent parfaitement illustrer la vacuité de Louise et l’ambiance crépusculaire qui l’entoure).
Le 13 Mai 2022
Robe ancienne en tulle de Marcel et Jeannette – Veste YSL – Sac à main Ted Baker – Boucles d’oreilles JD Barocca – Gants longs vintage – Escarpins Jimmy Choo