Le wokisme, qu’est-ce que donc ? Je vais être honnête, je n’en ai aucune idée. Cela fait, sans mentir, un mois et demi que le texte de cet article est en souffrance sur mon ordinateur.
Il faut dire que la charge du mot est différente selon qu’on parle des États-Unis ou de la France.
Il faut encore dire que le terme a une immense charge politique aujourd’hui.
Il faut enfin dire que le terme est absolument indéfinissable. J’ai lu mille articles académiques, mille articles de vulgarisation sur le sujet, j’ai même suivi (de loin car je n’en ai pas trouvé les minutes) le colloque dédié au sujet par notre Ministre de l’Éducation Nationale, organisé les 7 et 8 janvier derniers dans les locaux de la Sorbonne, je ne sais toujours pas de quoi il en retourne exactement.
Je sais juste que le wokisme a l’air de faire peur à nos institutions puisque la question est largement présente – et de manière péjorative – à l’esprit de notre Ministre de l’Éducation Nationale mais également au sein de l’Assemblée Nationale où le sujet a été débattu début février 2022.
Je sais que le terme est né aux États-Unis et est un dérivé en langage argotique des termes “awake”, “awaken” et “woken” (éveillé). Il signifie primairement le fait d’être vigilant, engagé, éveillé et sensible aux problématiques de racisme et de justice sociale. En 1965, Martin Luther King exhortait déjà dans un discours les étudiants de l’Université Oberlin, Ohio à “rester éveillés” pendant “la grande révolution” et à être “une génération engagée”.
Le terme connaît un regain de popularité en 2008 avec la chanson d’Eryka Badu, “Master Teacher”, dans laquelle la musicienne Georgia Anne Muldrow chante pendant le refrain, qu’elle “reste éveillée”. Selon ses propres termes en interview, “être woke est définitivement une expérience noire […]. [C’est] comprendre ce que vos ancêtres ont traversé. Être en contact avec la lutte que notre peuple a menée ici et comprendre que nous nous battons depuis le jour où nous avons atterri ici”.
Le mouvement Black Lives Matter s’empare du terme en 2013 et 2014. Il en résulte que, contrairement à ce que l’on peut lire très souvent, le terme “woke” n’est pas de prime abord un terme péjoratif créé par les adversaires du wokisme mais bien une auto-dénomination sous laquelle les personnes en recherche de justice sociale se sont retrouvées.
Je sais aussi que le débat sur le wokisme est, je l’ai dit, totalement différent selon qu’on parle de l’Europe ou des États-Unis. Le phénomène, tout d’abord propre aux campus américains, a connu une résonance plus forte à l’été 2020 suite au décès de George Floyd et a finalement atteint d’autres pays occidentaux.
Le caractère péjoratif du wokisme ne se développera qu’ultérieurement et l’expression est aujourd’hui devenue fourre-tout, englobant des mouvements concernant le racisme, la condition féminine, les droits des LGBTQ+, l’écologie ou encore la crise climatique.
Pourtant, il faut bien avouer qu’il n’existe aujourd’hui aucune définition académique du concept. La seule définition disponible est celle de l’Office Québécois de la Langue française, qui définit comme “woke” la personne qui “prône une sensibilisation accrue à la justice sociale ainsi qu’un engagement actif dans la lutte contre la discrimination et les inégalités”.
Jusqu’ici tout va bien : le quidam comme moi se dit que toute personne un tantinet intelligente aura forcément soif de justice sociale et d’égalité.
Le bât commence à blesser lorsque le quidam comme moi comprend qu’au-delà de cette définition linguistique, le mot et le concept sont surtout définis par leurs détracteurs et que le wokisme est de plus en plus synonyme de gauchisme radical.
Allons bon.
En France, le Ministre de l’Éducation Nationale inaugure le 13 octobre 2021 le Laboratoire de la République, un groupe de réflexion chargé d’étudier des thèmes de société afin d’aider le gouvernement dans ses prises de décision. Un des objectifs principaux de ce groupe de réflexion est de combattre l’idéologie “woke” et aboutira au fameux colloque à la Sorbonne dont je parlais plus haut. Le Ministre de l’Éducation Nationale définit le wokisme comme “une pensée qui cherche d’abord et avant tout à définir les gens par leur identité supposée et qui met cela avant”.
Allons bon.
(Si je comprends bien) quels sont les arguments opposés par les détracteurs du wokisme :
– La fragmentation de l’unité nationale, chacun se crispant sur son identité minoritaire.
J’entends l’argument à un niveau individuel et psychologique : je regrette que certaines personnes ne se définissent peut-être plus que par une seule dimension, celle de leur souffrance, alors qu’elles sont pluridimensionnelles et qu’elles sont riches de milles autres aspects (sachant que d’autres ont accès à d’autres de leurs dimensions grâce à la compréhension des discriminations dont elles ont été victimes, j’en veux pour preuve les deux afro-féministes Audrey Lorde et bell hooks).
Mais ce point individuel et psychologique mis à part, l’argument de la fragmentation de l’unité nationale me semble un peu bref : la prise de conscience de certaines inégalités sociales est le corollaire logique de l’application des principes parfaitement républicains que sont l’égalité et la fraternité.
– La recherche d’une moralité pure et manichéenne produisant la “cancel culture”, le fait de ne plus pouvoir rien dire, le politiquement correct et une atteinte forte à la liberté d’expression.
Plusieurs réflexions totalement personnelles ici : je l’ai déjà évoqué ici, je ne pense pas que le déboulonnage pur et simple des statues soit une idée formidable. “Annuler” des personnes des temps passés, non soumises aux mêmes standards socio-culturels que nous, me semble vain. En revanche, des explications en musée (pour les statues déboulonnées), des explications en début de film (je pense à “Autant en Emporte le Vent”) sont plus que nécessaires pour comprendre l’Histoire et le recul que l’on a dessus.
En ce qui concerne des personnes contemporaines, elles sont soumises aux mêmes normes juridiques et socio-culturelles que nous. S’il y a violation de la règle de droit, il doit y avoir condamnation sur le plan judiciaire et réduction au silence du discours discriminant litigieux sur le plan sociétal.
La question devient plus complexe lorsque l’on entre dans la zone grise : je pense ici à des agressions vis-à-vis d’un sexe, d’un genre, d’une orientation sexuelle ou d’une religion qui ne sont pas à proprement parler des infractions mais qui sont des “micro-agressions” qui sous-tendent une discrimination latente. Pour citer Derald Wing Sue, Professeur en Psychologie à Columbia, les micro-agressions sont des “indignités verbales, comportementales et environnementales quotidiennes, brèves et banales, intentionnelles ou non, qui transmettent à la personne ou au groupe cible des invectives hostiles, désobligeantes ou négatives liées à la race, au sexe, à l’orientation sexuelle ou à la religion”. La question est de savoir si l’on souhaite un seuil de tolérance zéro ou si l’on estime qu’en l’absence d’infraction purement juridique, on laisse aller.
Si l’on parle de cette zone grise, il faut parler de deux points : la culture de la victimisation et le politiquement correct.
Les détracteurs du “wokisme” déplorent la naissance d’une culture de la victimisation. Selon eux, cette culture de la victimisation où chacun se sent victime de quelque chose génère des micro-agressions, qui elles-mêmes démultiplient les raisons pour lesquelles les personnes “wokes” se sentent agressées.
Il n’en est rien, je crois : une micro-agression n’est que le pâle reflet, intentionnel ou non, d’une agression sociétale déjà connue, et qui concerne une problématique de race, de religion, de sexe, de genre ou d’orientation sexuelle. Les champs sont en réalité assez limités et définis.
En ce qui concerne le “politiquement correct”, les détracteurs du “wokisme” déplorent que l’on ne puisse plus rien dire (phrase magique) et que la liberté d’expression soit réduite à néant.
Deux réflexions personnelles ici.
Si le politiquement correct suppose le respect d’autrui, quel qu’il soit, alors allons vers le politiquement correct car personne ne mérite d’être moqué ou agressé en raison de sa couleur de peau, de sa religion, de son sexe, de son genre ou de ses préférences sexuelles. Coluche ou Desproges n’auraient pas pu exister aujourd’hui ? Ils auraient existé, parce qu’ils étaient intelligents. Ils se seraient évidemment adaptés à un environnement sociétal tout à fait différent de celui de leur époque où les problématiques de justice sociale n’étaient pas discutées dans l’espace public. Mieux encore : je parie qu’ils auraient tous deux lutter contre les discriminations.
Deuxième réflexion personnelle : si la liberté d’expression d’une personne est bridée par le respect d’autrui, c’est alors qu’elle s’exprime vraiment mal.
Dans un monde idéal, la mesure et la pondération devraient régner. Comme le dit Barack Obama – pourtant issu de la minorité noire américaine – “le monde est en désordre. Il y a des ambiguïtés. Les gens qui accomplissent de très bonnes choses ont aussi des défauts. Les gens contre qui vous vous battez peuvent aimer leurs enfants et même, vous savez, avoir des points communs avec vous”.
Évidemment. Mais on peut aussi comprendre que des personnes subissant des discriminations et qui n’arrivent toujours pas en 2022 à faire entendre leur voix de manière consensuelle en arrivent à porter leur cause de manière plus agressive.
Le wokisme aura, en attendant, permis une prise de conscience du sort des noirs-américains grâce à des vidéos, une prise de conscience des problématiques sexistes grâce au hashtag #balancetonporc, une prise de conscience traduite en législation sur l’inceste en France grâce deux inconnues du grand public, Vanessa Springora et Camille Kouchner ou encore une prise de conscience sur le climat raciste, homophobe et sexiste au sein de la police londonienne de Cressida Dick grâce à des lanceurs d’alerte.
Et j’en passe. Toute personne qui traine sur les réseaux sociaux voit bien que la cause des Amérindiens, des Ouïghours, des femmes afghanes ou des dissidents politiques en Chine sont des problématiques extrêmement actuelles.
Faisons de la realpolitik deux secondes : pour qu’un sujet bouge aujourd’hui, il faut hélas un scandale, une mobilisation, un intérêt du public – car l’appareil d’État est immobiliste par nature.
Et faisons de la realpolitik quatre secondes : il faut probablement être un peu outré dans cette mobilisation pour que les choses bougent un peu.
Il ne faut pas se leurrer : si notre Ministre de l’Éducation Nationale s’émeut que le wokisme “ cherche d’abord et avant tout à définir les gens par leur identité supposée et qui met cela avant”, c’est justement parce que L’État fait depuis longtemps la sourde oreille face à des revendications dont le fond est parfaitement justifié.
Personne ne demande à son voisin de porter sur ses épaules la faute du commerce triangulaire, de l’esclavagisme et du racisme institutionnalisé. Personne ne demande à son voisin de porter sur ses épaules la faute de la binarité née du Siècle des Lumières dont la manie de tout classifier et de tout répertorier a eu l’effet nocif d’établir des catégories dominantes et dominées. Personne ne demande à son voisin de porter sur ses épaules la faute du patriarcat et sa constante institutionnalisation depuis le Néolithique.
En revanche, on demande à son voisin d’avoir ces données en tête et d’ajuster sa réflexion et son comportement en conséquence, ce qui est déjà énorme.
25 Mars 2022
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