Il suffit de faire la même erreur que moi chaque matin, d’ouvrir Twitter, d’écouter ou de lire les éditoriaux proposés par les médias classiques de tous bords (et comme moi, de tout refermer, avec la nausée) pour comprendre que la cacophonie règne lorsque l’on en vient à la crise sanitaire.
Une parole excessive se déverse en continu sur le sujet alors que la prudence et la recherche des mots justes devraient justement accompagner une crise inédite à bien des égards.
La rigueur socratique qui nécessite de se demander si le discours que l’on s’apprête à délivrer est vrai, bon et utile semble bien loin. La recherche de justesse bouddhiste qui impose de fuir le mensonge, la calomnie, la frivolité et la futilité des propos semble tout aussi loin.
La parole sans justesse a envahi l’espace public, qu’elle vienne d’en haut ou d’en bas. Et c’est probablement parce que la parole d’en haut est outrée et en manque de justesse, que la parole d’en bas est tout aussi outrée – et tout autant en manque de justesse.
En France (et je ne parlerai ici que de la France), la crise sanitaire a en effet été jalonnée d’un discours officiel incohérent et démesuré, et ce, dès le début.
Lors de sa première allocution télévisée sur la crise sanitaire le 16 mars 2020, notre président de la République nous a déclaré “en guerre” contre le virus – dans un souhait limpide de mobilisation nationale, mais il faut bien avouer que le terme de “guerre” était particulièrement inadapté à une crise sanitaire puisque l’on ne fait pas la guerre à un virus.
Les masques, qui étaient, sur la base d’un sale soupçon de pénurie, inutiles le 26 janvier 2020 (allocution d’Agnès Buzyn, Ministre de la Santé), ont été rendus obligatoires dès le 11 mai 2020 par la loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire.
Les librairies, dans un premier temps fermées (car “non-essentielles”) au profit de la grande distribution, ont ensuite réouvert. Les musées sont restés longtemps fermés alors que les grandes enseignes étaient ouvertes.
Concernant la vaccination, la parole politique est passée en une vingtaine de jours de “nous ne contraindrons pas les Français à se faire vacciner, la vaccination n’a pas à être obligatoire en population générale”, (Olivier Véran, Ministre de la Santé, 2 juillet 2021) à “l’irresponsabilité” et “l’égoïsme” des non-vaccinés (Emmanuel Macron, 25 juillet 2021). Par ailleurs, les policiers en charge de la vérification des pass sanitaires n’ont eux-mêmes aucune obligation vaccinale ou de présentation de pass sanitaire, car leur ministre de tutelle préfère “jouer pour l’instant le jeu de la discussion sociale” (Gerald Darmanin, 24 août 2021).
La parole du milieu (c’est-à-dire celle des médias) n’a pas été plus juste : la diffusion continue d’images choquantes de cercueils, d’urgences débordées, de personnes sous respirateurs et la convocation à toute heure d’experts (finalement non experts dans la majorité des cas) ont fait appel au ressort émotionnel d’une audience captive dans tous les sens du terme – collée à la maison et inquiète – non pas cette fois-ci pour des raisons patriotiques mais pour des raisons purement mercantiles.
L’outrance de la parole d’en haut, relayée par la parole du milieu, était très certainement nécessaire en mars 2020 afin de faire comprendre à chacun la nécessité d’un confinement strict.
Mais dix-huit mois plus tard, le débat s’est déplacé. La vaccination et le pass sanitaire sont depuis quelques semaines au centre d’un débat virulent en France, puisqu’une loi promulguée le 5 août dernier impose la présentation d’un pass sanitaire dans :
- les bars et restaurants (à l’exception des restaurants d’entreprise), y compris en terrasse,
- les grands magasins et centres commerciaux, sur décision du préfet du département, en cas de risques de contamination, dans des conditions garantissant l’accès aux commerces essentiels, ainsi qu’aux transports. Dans les départements où le taux d’incidence dépasse les 200 cas pour 100 000 habitants, le pass sanitaire s’applique dans les centres commerciaux d’une superficie de plus de 20.000 mètres carrés. La liste des centres et grands magasins concernés est définie par les préfets,
- les séminaires,
- les transports publics (trains, bus, avions) pour les trajets longs, et
- les hôpitaux, les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et les maisons de retraite pour les accompagnants, les visiteurs et les malades accueillis pour des soins programmés. Le pass ne sera pas demandé en cas d’urgence médicale.
Le pass sanitaire est exigible :
- pour le public (personnes majeures) dans tous ces lieux et établissements, et
- pour les personnels qui y travaillent. À défaut de présenter ce pass, leur contrat de travail pourra être suspendu, sans salaire. Une affectation sur un autre poste, sans contact avec le public, pourra leur être proposée. La possibilité d’un licenciement spécifique pour défaut de pass sanitaire au bout de deux mois, initialement voulue par le gouvernement, a été supprimée par les sénateurs. La faculté pour les employeurs de rompre les contrats de travail à durée déterminée et intérimaires de ces salariés a aussi été censurée, cette fois-ci par le Conseil Constitutionnel.
Enfin, la vaccination contre le Covid-19 est obligatoire, sauf contre-indication médicale, pour les personnes travaillant dans les secteurs sanitaire et médico-social et vise :
- les professionnels médicaux et paramédicaux qui exercent en libéral ou dans les hôpitaux, les cliniques, les Ehpad et les maisons de retraite, ainsi que les professionnels, étudiants ou élèves qui travaillent dans ces locaux, et
- les professionnels en contact avec des personnes vulnérables, comme les pompiers, les ambulanciers, les employés au domicile de certains bénéficiaires de l’allocation personnalisé d’autonomie (APA) ou de la prestation de compensation du handicap (PCH).
À défaut d’avoir été vaccinés dans les temps (15 septembre 2021 ou 15 octobre 2021 si une première dose de vaccin a été reçue), les salariés et les agents publics pourront être suspendus, sans salaire. La possibilité d’un licenciement en cas de défaut de vaccination au Covid au bout de deux mois, initialement voulue par le gouvernement, a été supprimée par les parlementaires pour les soignants.
L’arsenal juridique ainsi mis en place – en réduisant fortement le champ des activités quotidiennes, qu’il s’agisse de travail ou de loisir – fait plus qu’inciter à la vaccination, puisqu’il s’agit dans l’ensemble d’une vaccination obligatoire de facto qui ne dit pas son nom de jure.
C’est l’état d’urgence sanitaire (défini par le Code de Santé Publique comme la “catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population”) qui justifie la mise en place de cet arsenal – sachant que le principe de proportionnalité entre la catastrophe à éviter, les mesures proposées et l’atteinte aux libertés individuelles doit être appliqué. Ce difficile exercice d’équilibre, reflété dans la loi du 5 août 2021, est contesté de part et d’autre.
Car s’opposent à présent plusieurs camps : le camp des “pro-vaccins”, le camp des “anti-vaccins” et le camp des vaccinés et non-vaccinés qui sont “anti-pass”. La France connait en effet de très nombreuses manifestations “anti-pass” depuis plusieurs semaines et fleurissent de part et d’autre de ce débat “anti-pass” des mots d’une rare violence.
Certains “anti-pass” invoquent Jean Moulin ou la ségrégation infligée aux Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale (et je dis bien “certains” car il serait fallacieux de réduire un ou des mouvements polyformes à ces références brandies par quelques-uns).
Outre le fait qu’il n’y a aucune justesse à se prévaloir de mouvements ou de faits passés – car cela amoindrit l’originalité et la force de chaque mouvement ET de son propre mouvement (mais c’est bien pratique pour haranguer certaines foules à qui cela “parle”), la raison même impose de ne pas comparer des personnes qui ont risqué leurs vie pour leur idéaux (Jean Moulin) ou qui ont risqué leurs vies du fait de leur judéïté (les Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale) avec des personnes qui ne risquent pas la mort en refusant un vaccin (enfin si, mais peut-être pas comme elles l’imaginent). De la même manière, lorsque certains manifestent en hurlant à la “dictature sanitaire”, il y a là un oxymore des temps modernes puisqu’une vraie dictature ne reconnaîtrait probablement pas le droit de manifester.
A l’inverse, réduire – comme le font certains membres du gouvernement – ces mouvements polyformes qui subissent une tentative de hold-up par des mouvements d’extrême-droite – à des mouvements antisémites, ne fait aucunement avancer le débat. A l’inverse encore, traiter – comme le font certains pro-vaccins – les “anti-vaccins” ou les “anti-pass” de “collabos du virus” ou de “meurtriers” ne fait aucunement avancer le débat.
Les débats autour des tables familiales sont d’une rare virulence, et je ne parle même pas des débats qui fusent sur Twitter ou Facebook, où l’anonymat digital permet toutes les transgressions.
A l’heure actuelle, la tyrannie de la démocratie permet à chacun de s’exprimer et d’exister sur des sujets que personne ne maîtrise hormis les cliniciens et chercheurs (et encore, ceux spécialisés en virologie, épidémiologie ou en infectiologie – car si je dois faire un parallèle, je suis certes avocat mais certainement pas spécialisée dans tous les domaines juridiques).
Dans une quête warholienne du quart d’heure de célébrité, des profanes se veulent sachants et chacun est expert. La fameuse phrase “je ne suis pas médecin mais je pense que…” a été égrenée je ne sais combien de fois au cours de ces derniers mois, et il est de plus en plus compliqué de se faire une opinion valable sur la crise sanitaire et la politique vaccinale. Dans les médias, la vérité scientifique s’est dégradée en opinion(s) et chaque lecteur, chaque auditeur, chaque téléspectateur attrape dans un magma d’opinions et de faits plus ou moins vérifiés, ce qui vient consolider un avis personnel déjà fait.
Car le débat s’en encore un peu plus complexifié avec les bulles de filtres et les fake news.
Il ne faut pas perdre de vue que nous ne voyons ou lisons que des opinions conformes à nos propres idées (merci, notamment, aux algorithmes des réseaux sociaux et des moteurs de recherche). Il ne faut pas non plus perdre de vue qu’il devient de plus en plus difficile de se former une opinion valable sur un sujet un peu épineux car les fake news prospèrent de plus en plus (sans parler du deep fake et des vidéos manipulées).
Chacun devrait lire ou relire Schopenhauer, “L’art d’avoir toujours raison”, dans lequel le philosophe s’étonne à raison du fait que chacun devrait chercher à faire émerger la vérité lorsqu’il débat, et qu’il ne devrait certainement pas essayer de convaincre de manière égotique son adversaire de la puissance de ses arguments et prouver qu’il a raison.
D’où vient ce comportement? De la base même de la nature humaine. Sans celle-ci, l’homme serait foncièrement honorable et ne débattrait sans autre but que la recherche de la vérité, et nous serions indifférents, ou du moins n’accorderions qu’une importance secondaire quant au fait que cette vérité desserve les opinions par lesquelles nous avions commencé à discourir ou serve l’opinion de l’adversaire. Cependant, c’est ce dernier point qui nous est primordial. La vanité innée, particulièrement sensible à la puissance de l’intellect, ne souffre pas que notre position soit fausse et celle de l’adversaire correcte”.
(Shopenhauer, La dialectique éristique in “L’Art d’avoir toujours raison”)
Ego, quand tu nous tiens…
Alors qu’il serait tellement simple de ne rien dire ou de dire “je ne sais pas”, chacun y va au contraire de son opinion – souvent exprimée de manière outrée – sur la vaccination.
Mais il faut être honnête : cette prolifération d’opinions non fondées, dénuées de justesse n’a été rendue possible que parce que la parole et l’action publiques ont été elles-mêmes vidées de sens et de justesse.
Tout le monde navigue à vue face à une crise inédite, surtout le pouvoir politique – et c’eût été bien qu’il le dise (on ne lui en aurait pas voulu, vu les circonstances). Les incohérences, les vérités puis contre-vérités assénées avec assurance ont jalonné la gestion gouvernementale de cette crise sanitaire et miné de fait le lien de la nation avec ses politiques.
Car au-delà du déchirement national sur le vaccin obligatoire, la vraie question est celle de la crise de confiance vis-à-vis de la parole et de l’action publiques, sachant que la parole est l’essence même du politique. Même si la confiance a commencé à se déliter bien avant l’élection de ce président de la République, bien avant la crise sanitaire et même sur des sujets qui sont totalement étrangers à la situation actuelle, il faut tout de même rappeler les affaires en cours : une enquête pour viol, harcèlement sexuel et abus de confiance pour le Ministre de l’Intérieur, une mise en examen pour prise illégale d’intérêts pour le Ministre de la Justice, une enquête pour abus de confiance pour le Ministre délégué aux PME – alors même que le Président de la République souhaitait une “République irréprochable”. Ce manque d’exemplarité creuse évidemment un peu plus la confiance que la nation accorde à la parole et à l’action politiques, lorsque celles-ci concernent la crise sanitaire.
Cette parole politique eût été plus claire, plus honnête – en un mot, plus juste – sur les certitudes et surtout sur les incertitudes de la situation, une nation entière eût été embarquée dans l’effort national – je n’en démords pas.
L’action politique eût été plus claire, plus lisible, plus réformatrice – en un mot, plus juste – une nation entière eût été embarquée dans l’effort national – je n’en démords toujours pas. Comment comprendre par exemple qu’aucun investissement massif n’ait été fait depuis un an et demi dans les services hospitaliers, alors que là se trouve le nœud gordien de la crise sanitaire ?
Si les mots représentent une réalité – et je le crois profondément – on ne peut que constater que les mots qui fusent en ce moment ne sont pas les bons, qu’ils viennent d’en haut ou d’en bas et qu’en conséquence, la situation n’est guère brillante.
Que faire, alors ?
Dans la sphère privée, tout d’abord, reconnaître que l’on est un profane, pas un sachant.
Vérifier les faits : de nombreux médias ont maintenant des sections “facts check”, qui aident grandement à faire la part des choses.
Prendre une posture schopenhaurienne, en écoutant réellement et en ne cherchant pas à tout pris à gagner un débat.
Et surtout, être capable de dire “je ne sais pas”.
Parler juste, de manière impeccable avec une personne d’un avis contraire demande une vraie intelligence, qui n’a presque plus rien à voir avec l’intellectuel, mais tout avec l’humain.
Dans une sphère un peu plus publique, que faire ?
Faire la même chose que dans la sphère privée.
Mais aussi : élire, se faire élire. Défendre ses droits, manifester, sans outrance de parole ou d’action.
Changer le modèle.
Car il devient évident que – passés les applaudissements destinés au personnel soignant, aux caissières, aux éboueurs – le lien social se délite. Partout. Et il est temps de le restaurer.
(NDLR. Les photos présentées ici n’ont rien à voir avec le sujet – hormis qu’il s’agit de moi en train de sur-réflechir sur tous les domaines de la vie – et de sourire, parce que c’est une question de posture mentale, n’est-ce pas).
3 Septembre 2021
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