LE VICOMTE DE BRAGELONNE

L’atmosphère crépusculaire des soirées aux chandelles organisées par le château de Vaux-le-Vicomte se prête aux divagations romanesques, surtout lorsqu’elles sont accompagnées de macarons et de coupes de champagne.

Parlons donc la légende du Masque de Fer, abordée par Alexandre Dumas dans “Le Vicomte de Bragelonne” qui évoque la figure de Nicolas Fouquet, le premier propriétaire de Vaux-le-Vicomte.

“Le Vicomte de Bragelonne” est un long, très long roman français publié entre 1847 et 1850 sous forme de feuilleton dans le journal Le Siècle. Dernière partie de la trilogie la plus connue d’Alexandre Dumas, il fait suite aux “Trois Mousquetaires” et à “Vingt Ans Après” et clôt les aventures de nos chers mousquetaires, qui évoluent à présent sous le règne de Louis XIV.

Il faut se méfier d’Alexandre Dumas, toujours. Son talent de conteur est tel qu’il est facile d’oublier ses petits arrangements avec la véracité historique. Dumas connaît son affaire et a toujours un sens aigu de l’époque dans laquelle il plonge ses personnages.

Partant de personnes réelles ou de faits historiques avérés, il n’a aucun scrupule à déformer dates et évènements afin que ceux-ci servent l’intrigue de ses romans.

L’historien est obligé de s’expliquer avec Dumas, parce qu’il sait bien que la postérité en a retiré son image de Richelieu, de Mazarin, de Colbert, de Fouquet, de Louis XIV, du Masque de Fer”.

Jean-Yves Tadier, Professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne, en préface du “Vicomte de Bragelonne”

Même si d’Artagnan a bel et bien existé, même si les ferrets de la reine ont bel et bien été offerts au duc de Buckingham et même si Lucy Hay, dont l’avatar est Milady, a bel et bien tenté de les voler pour le compte de Richelieu, ces personnes et évènements n’ont que peu de rapport avec leurs pendants romanesques, littérairement transfigurés par Dumas dans “Les Trois Mousquetaires”.

Il en va évidemment de même pour “Le Vicomte de Bragelonne”, qui évoque la légende noire d’un prisonnier bien réel mais célèbrement inconnu, mort en captivité – le Masque de Fer. Il faut dire que cette légende a durablement marqué les esprits, à tel point que les quelques cinéastes qui se sont emparés du roman de Dumas n’en ont retiré que ce personnage illustrement inconnu, délaissant les autres intrigues et personnages, pourtant riches, du “Vicomte de Bragelonne”.

Il faut bien avouer que le destin de cet illustre inconnu a de quoi perturber : prisonnier de longue date, naviguant entre les prisons de Pignerol, Exilles, Sainte-Marguerite et la Bastille, le célèbre prisonnier portait en permanence un masque qui dissimulait son identité, jusqu’à son décès en prison en 1703.

De quoi fouetter les plus folles et les plus molles imaginations, déjà sous le règne de Louis XIV. Certains ont cru deviner sous le masque un Molière emprisonné à cause de “Tartuffe”, d’autres, un jeune fils adultérin de Louis XIV, enfermé pour avoir giflé le Dauphin, d’autres encores, Nabo l’amant supposé de l’épouse de Louis XIV et même… d’Artagnan lui-même.

Voltaire amplifie la légende en 1751, en affirmant dans son “Siècle de Louis XIV” que le Masque de Fer est incarcéré depuis 1661 – année charnière au cours de laquelle celui qui n’est pas encore le Roi Soleil prend les rênes du royaume – “qu’il porte un masque dont la mentonnière avait des ressorts d’acier” (alors qu’on ne parlait avant que de masque de velours) et “qu’on avait ordre de le tuer s’il se découvrait” même s’il était traité avec les plus grands égards. Voltaire formule l’hypothèse selon laquelle le Masque de Fer n’est autre que le frère jumeau du Roi Soleil. Le texte est à manier avec précaution, le Masque de Fer devenant sous la plume d’un Voltaire fils des Lumières, le symbole de l’oppression exercée sur les peuples par les monarques absolus.

Le mystère du Masque de Fer n’ayant été jamais résolu avec certitude, les historiens débattent encore sur le sujet.

L’une des deux hypothèses les plus tenaces reste celle de Nicolas Fouquet.

Surintendant des Finances d’un jeune et encore fragile Louis XIV, Nicolas Fouquet devient, en manipulant intelligemment les comptes publics, l’un des hommes les plus riches du royaume de France. Il fait bâtir entre 1653 et 1661 le château de Vaux-le-Vicomte, né de friches et de champs que Fouquet rachète méthodiquement afin d’agrandir son domaine. Les plus audacieux artistes y travaillent, bien avant Versailles : Le Vau, Le Brun et le Nôtre, pour les plus connus.

Le jeune et encore fragile Louis XIV y vient deux fois avant une dernière invitation qui sera la goutte qui fera déborder le vase et qui entérinera une décision prise quelques mois auparavant et largement aiguillée par Colbert – à savoir l’arrestation de Fouquet.

Le 17 août 1661, celui qui deviendra le Roi Soleil est invité à Vaux-le-Vicomte avec un faste qui effarouche le jeune souverain – jets d’eaux, buffet pour mille couverts orchestré par Vatel, pièce de Molière. Louis XIV estime, selon l’abbé de Choisy qu’il faut faire “rendre gorge à tous ces gens-là” : il fait arrêter Fouquet par d’Artagnan (le vrai, pas celui de Dumas) et chipera au passage les Le Vau, Le Brun et le Nôtre, dont le talent s’exercera bientôt à Versailles.

Nicolas Fouquet est condamné au terme d’un procès fleuve au bannissement du royaume pour détournement de fonds publics, mais Louis XIV, trouvant la peine trop légère, aggrave sa peine en emprisonnement à vie à Pignerol, une forteresse piémontaise. Fouquet y décède en 1680 – bien avant la mort supposée du Masque de Fer.

La seconde des hypothèses les plus tenaces est celle d’un certain Eustache Dauger, ou Danger ou Dangers. Le nom n’est guère illustre, et pour cause : ledit Eustache est un valet, arrêté en 1669 sur ordre écrit du Roi Soleil, et mis au secret dans la même prison que Nicolas Fouquet, Pignerol. Arrêté à Calais, il y aurait surpris les tractations secrètes qui se tenaient entre les plénipotentiaires de Louis XIV et de Charles II, visant à convertir l’Angleterre au catholicisme.

Les destins se confondent et c’est là que les historiens divergent : pour certains, c’est Nicolas Fouquet qui devient le Masque de Fer, pour d’autres il s’agit de notre cher Eustache, et pour d’autres encore, Eustache apprend en captivité des secrets appartenant à Fouquet et devient donc doublement dangereux.

Quoi qu’il en soit et quelle que soit l’identité véritable de la personne ensevelie sous ce masque, le parcours carcéral de celui qui devient le Masque de Fer est intimement lié à celui de son geôlier, Bénigne de Saint-Mars qui aura dévoué une grande partie de sa vie à la stricte soustraction de son prisonnier à la lumière publique. Ils auront ensemble traversé pendant plusieurs décennies le Piémont et la France – de Pignerol à Exilles à Sainte-Marguerite jusqu’à la Bastille où le Masque de Fer décèdera en 1703.

“Le Vicomte de Bragelonne” va ressusciter les fantômes d’autrefois en convoquant Louis XIV, Nicolas Fouquet et le Masque de Fer.

Le roman suit, à l’aube de la symbolique année 1661 durant laquelle Louis XIV s’affirme en tant que seul régnant, les aventures de nos célèbres mousquetaires et de celui qui donne son titre au roman, le vicomte Raoul de Bragelonne.

Raoul, qui est le fils adoré d’Athos, nourrit un tendre et réciproque sentiment pour la douce et belle Louise.

Hélas, la douce et belle Louise est Louise de la Vallière et elle va rapidement tomber sous le charme d’un amant certes jeune et encore fragile, mais ô combien magnétique – j’ai nommé Louis XIV.

D’Artagnan part de son côté sauver la monarchie anglaise, tandis que Fouquet met en péril, sans le savoir, la monarchie absolue française.

Intrigues amoureuses et politiques s’entrelacent parfaitement, comme toujours, chez Dumas qui sait si bien tordre l’Histoire afin que celle-ci serve son propos romanesque. Il en va évidemment ainsi du Masque de Fer, qui n’est certes pas un simple valet sous la plume du romancier.

Puisque nous en sommes à départager l’Histoire du roman, parlons également de Suzanne du Plessis-Bellière, née de Bruc de Montplaisir – qui prête ses traits à l’un des personnages du “Vicomte de Bragelonne”, Elise.

Suzanne du Plessis-Bellière, grande amie de Nicolas Fouquet, a, selon certaines sources servi de modèle à l’héroïne d’une autre série de romans: “Angélique, Marquise des Anges” d’Anne Golon.

(Pour être plus précise, il ne s’agit que d’une seule source, qui est le descendant de la famille des Montplaisir, qui a rédigé une biographie de son aïeule et qui y a probablement vu un vecteur de promotion de son ouvrage biographique sobrement intitulé “La marquise des plaisirs : la véritable histoire de la Marquise des Anges”).

Je conteste, je m’insurge.

Le descendant Montplaisir, à mon grand déplaisir, n’a pas dû lire une seule ligne des romans d’Anne Golon. Angélique, l’héroïne de papier qui n’a pas grand-chose à voir avec son pendant cinématographique nunuche et érotisé des années 60, n’est certes pas l’amie de Fouquet – il est un ennemi – et n’a rien de commun avec Suzanne du Plessis-Bellière, hormis le fugitif nom qu’elles partagent.

Suzanne du Plessis-Bellière, avant et après l’éclipse due à sa grande amitié avec Nicolas Fouquet, évolue et s’implante autant que possible à la Cour là où Angélique, successivement comtesse de Peyrac puis marquise du Plessis-Bellière, se rebelle contre le pouvoir royal et s’en détache rapidement pour vivre une liberté matérielle et émotionnelle hors du contrôle souverain au Maroc, à la Rochelle et au Canada.

Bref. Que de fantômes, de papier ou non, à Vaux-le-Vicomte…

Tout cela est bien romanesque et il semble bien que l’énigme du Masque de Fer reste encore pour longtemps une insoluble énigme. Mais que voulez-vous, le jour tombe, je bois du champagne et l’atmosphère crépusculaire des soirées aux chandelles organisées par le château de Vaux-le-Vicomte se prête aux divagations romanesques…

Le 20 Octobre 2023