Cette semaine, les média et les réseaux sociaux ont couvert en continu les recherches déployées en vue de retrouver le submersible Titan.
Ce petit submersible, propriété de la société OceanGate, d’une taille cylindrique de 670 cm sur 280 cm sur 250 cm a embarqué Stockton Rush, le patron d’OceanGate, Paul-Henri Nolet, un spécialiste du Titanic, et trois clients, le milliardaire anglais Hamish Harding, le milliardaire pakistanais Shahzada Dawood et le fils de 19 ans de ce dernier, Suleman, afin de descendre à quelques 3.800 mètres de profondeur pour admirer l’épave du Titanic.
Chacun des trois clients a dû débourser 250.000 dollars auprès d’OceanGate afin de pouvoir participer à cette expédition non dénuée de risques, comme l’atteste la renonciation anticipée à poursuites qu’ils ont dû signer au profit de cette société privée, et qui énonce les dommages physiques, émotionnels et le décès comme risques inhérents à l’expédition.
(La signature de cette renonciation n’empêchera aucunement les poursuites judiciaires pour homicide involontaire à l’encontre d’OceanGate, si les participants ont été mal informés sur la réalité des risques existants – c’est l’avocate qui parle, pardon).
La disparition du Titan a provoqué l’émoi international.
Tous les média en ont parlé.
Les secours officiels américains, canadiens et français ont été déployés.
On a pu dénombrer dix vaisseaux des US Coast Guards, deux navires des garde-côtes canadiens, un navire de la marine canadienne, plusieurs avions des armées américaine et canadienne, un navire de l’établissement public français Ifremer, deux vaisseaux privés et plusieurs ROV (remote operated vehicles) dont le plus crucial, Victor 6000.
On pourrait croire que les implications militaires américaine et canadienne étaient dues à la localisation de Titan dans les eaux américaines ou canadiennes, mais il n’en est rien : Titan et son navire-mère le Polar Prince, naviguaient dans les eaux internationales.
On pourrait encore croire que les implications militaires américaine et canadienne étaient dues à l’appartenance de OceanGate aux gouvernements américain ou canadien, ou qu’il s’agissait d’une mission scientifique d’ampleur nationale ou internationale : il n’en est rien, OceanGate est une société privée et l’expédition n’avait pas d’autre but que la satisfaction d’intérêts privés.
A l’heure à laquelle j’écris, il n’y a plus aucune chance de retrouver ces cinq personnes vivantes, un champ de débris ayant été identifié comme résultant d’une implosion du submersible – et c’est absolument tragique.
Il y a pourtant tout aussi, voire plus tragique, vu le nombre de victimes et les circonstances entourant leur décès : dans la nuit du 13 au 14 juin 2023 – soit cinq jours avant la disparition du Titan, le naufrage d’un bateau de migrants a fait 78 morts retrouvés (le dernier terme est important car le bilan est de manière évidente bien plus lourd) au large de la Grèce.
Le bateau, qui transportait entre 400 et 750 personnes (les sources varient) entassées les unes sur les autres, avait quitté la Lybie pour atteindre l’Italie. On se doute que ces personnes migraient pour assurer leur survie.
Peu de média en ont parlé.
Peu de secours ont été déployés.
Les chaînes de télévision grecques ont montré les images des rescapés arrivant au port et le naufrage a connu une couverture médiatique assez limitée.
En termes de sauvetage, seuls les patrouilleurs de la police portuaire grecque, une frégate de la marine grecque, un avion et un hélicoptère de l’armée de l’air grecque et six bateaux privés qui naviguaient dans la zone ont porté secours aux naufragés.
C’est peu, comparé aux efforts déployés pour sauver le Titan.
On pourrait arguer que les autorités n’ont pas eu connaissance du naufrage en temps et en heure, contrairement au cas du Titan, où la course contre la montre engagée visait à sauver cinq personnes qu’on espérait encore vivantes. Il n’en est rien, puisque les garde-côtes grecs surveillaient l’évolution du bateau encore à flot depuis plusieurs heures, avant le naufrage.
Selon Louise Guillaumat, de SOS Méditerranée, on décompte plus de 1.000 morts visibles depuis le début de l’année 2023, c’est-à-dire les corps que l’on peut décompter, étant entendu que les chiffres sont largement en dessous de la réalité. Par ailleurs, le nombre de décès ne cesse d’augmenter d’année en année, selon l’UNHCR – l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés.
Les naufrages de bateaux de migrants sont un désastre humanitaire et international et devraient être traités comme tels. Hélas, aucune politique de sauvetage en mer n’existe, l’effort étant laissé à des associations et à des organisations de la société civile.
Pourtant, les crises climatiques et alimentaires accélèrent les déplacements de populations. Il faut l’accepter, c’est un fait. Il faut également accepter maintenant de les encadrer et de les sécuriser. Hélas le chemin va être long car la thématique est également politique.
Entendez-moi bien : les deux évènements sont aussi tragiques l’un que l’autre. Je regrette juste qu’ils n’aient pas bénéficié de la même couverture médiatique et des mêmes tentatives de sauvetage – c’est-à-dire les plus importantes, c’est-à-dire celles du Titan.
La différence de traitement est interpellante. Comment expliquer que la disparition du Titan retienne autant l’attention médiatique et gouvernementale alors que les nombreux naufrages et décès de migrants ne bénéficient pas d’une telle attention ?
L’intérêt souvent morbide et macabre suscité par le Titanic lui-même peut être l’une des raisons. Le naufrage du Titanic est depuis 111 ans source de fascination, surtout depuis la découverte de son épave en 1985, et ce n’est pas James Cameron qui me contredira.
Le fait que le submersible porte, peu ou prou le même nom que l’insubmersible paquebot, ou encore que l’épouse de Stockton Rush, le patron d’OceanGate porté disparu, soit la petite-petite-petite-fille de l’un des couples décédés sur le Titanic – Isidor et Ida Straus – d’ailleurs mis en scène dans le film de James Cameron, ont encore un peu plus alimenté la légende noire du Titanic.
L’infection de nos sociétés occidentales par le fléau que représente la télé-réalité peut être une autre raison qui pourrait expliquer l’intense couverture médiatique dont a bénéficié la disparition du Titan. Les conditions qui ont entouré les dernières heures de ses cinq passagers ont fait naître toutes les spéculations possibles sur les causes éventuelles de leur mort avérée ou prochaine, entre implosion et manque d’oxygène – le rebours annoncé par tous les média quant au nombre d’heures restantes avant épuisement de l’oxygène dans le submersible étant parfaitement anxiogène – et parfaitement inutile.
Cette attention portée à la litanie des détails relatifs au submersible, aux participants, aux dangers liés à l’expédition, à l’atrocité des suppositions – décrits et commentés jusqu’à la nausée par les média et les réseaux sociaux – a tout de même quelque chose de particulièrement voyeuriste et d’insensible au regard des familles des disparus. Les blagues douteuses ont envahi Twitter depuis une semaine, entre jeux de mots et déshumanisation totale des personnes disparues – et c’est à vomir. Je ne peux m’empêcher de penser à ce magistral et terrible film de Bertrand Tavernier, “La Mort en Direct”, qui suit une femme mourante filmée à son insu – qui dénonce la dictature du voyeurisme et qui préfigure sans le savoir la crasse télé-réalité.
La richesse des milliardaires embarqués à bord du Titan (comme celle des passagers de première classe du Titanic) et la démesure qu’ils peuvent s’autoriser sont peut-être deux autres raisons qui pourraient expliquer la couverture médiatique et l’attention générale liées à l’expédition du Titan.
La possibilité de naviguer autour de l’épave du Titanic pour un quart de million de dollars est évidemment hors de portée, hors de pensée du quidam. Et même si j’ai eu dans mon enfance ma “phase Titanic”, l’adulte que je suis aujourd’hui trouve indécent qu’une société propose la visite d’une nécropole où une souffrance intense a existé.
L’intérêt scientifique de l’expédition du Titan ne peut guère être mis en avant – une reconstitution exacte en 3D de l’épave ayant été réalisée durant l’été 2022 à partir de 700.000 images, par la société de cartographie des fonds marins Magellan. En outre, l’épave se décompose de jour en jour – certes à cause d’une bactérie, la rusticle – mais également à cause des explorations régulières qui y ont lieu.
Tout un système capitaliste permet à des milliardaires de s’offrir pour des montants indécents des voyages dans l’espace ou des expéditions dans une nécropole sous-marine. Le décérébré pauvre se contente de selfies faits à Auschwitz : l’idée est la même, la surconsommation de soi et de son environnement – et rejoint sans le savoir la thématique de la télé-réalité où tout est consommable et déshumanisé.
Une once de décence serait la bienvenue : une nécropole inaccessible ne devrait pas faire l’objet de commerce et la couverture médiatique d’un évènement certes tragique mais isolé ne devrait pas être aussi frénétique.
Hélas, cette couverture médiatique ne fait que répondre aux attentes des spectateurs et des lecteurs.
Quoi qu’en dise, des pays comme la France, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis vivent encore dans le fantasme monarchique. La France a peut-être coupé la tête de son souverain mais le régime hyper-présidentiel dans lequel nous vivons, l’admiration (ou la détestation) que suscitent les grandes dynasties industrielles que sont les Pinault et autres Arnault ne disent rien d’autre que cette nostalgie monarchique qui ressemble presqu’à un syndrome de Stockholm. Le Royaume-Uni guette et commente le moindre geste de chacun des membres de sa famille royale, même si elle est dénuée de pouvoirs, et les Etats-Unis, qui n’ont jamais eu de souverain, se raccrochent à des dynasties politiques (les Kennedy), industrielles (les Rockefeller, les Mars, les Walton, les Koch) ou artistiques (les Presley).
Qu’on le veuille ou non, la lutte des classes existe encore et toujours (lutte des classes qui était d’ailleurs au coeur de l’intrigue du film de James Cameron).
Une minorité fustige les ultra-riches, le népotisme et les “nepobabies” comme obstacles à la justice et à l’égalité sociales. Le hashtag #eattherich a été associé de manière récurrente sur Twitter à la disparition du Titan. Les approximations selon lesquelles le Titanic n’avait transporté que des personnes hyper-privilégiées, également.
Mais il n’en demeure pas moins que les dynasties et l’argent font rêver une grande majorité (parfois même, ceux qui fustigent les riches veulent être riches).
Les vidéos permettant de s’habiller selon des codes “old money” ou “quiet luxury” (je cite) et d’assimiler les “règles d’étiquette” (je cite encore) envahissent Instagram – et Dieu qu’elles m’agacent. Le but est d’assimiler des codes, des comportements et des attributs qui ne sont pas ceux de sa classe sociale d’origine. Le succès de ces vidéos, qui sont classistes sans le savoir, dit beaucoup de notre société.
Le fantasme que suscitent l’argent, la noblesse et la monarchie a encore de beaux jours devant lui. Je suis la première à apprécier mes visites de châteaux et d’hôtels particuliers mais mon intérêt est artistique et historique et je garde toujours en tête que je visite un lieu qui fut occupé par des personnes ultra-privilégiées servies par une armée de serviteurs qui vivaient dans une grande misère.
Peut-être penserez-vous que je m’écarte du sujet. Il n’en est rien. La fascination exercée par les classes ultra-privilégiées et leur mode de vie est intacte et les moyens auxquels elles ont naturellement accès et sans même demander sont parfaitement illustrés par le naufrage du Titan. L’approche de la mort, filmée de préférence, retient également l’attention de foules biberonnées à la télé-réalité.
A cette aune, on comprend mieux pourquoi les naufrages répétés et clandestins de personnes pauvres et migrantes ne suscitent guère l’émoi international.
La Méditerranée est devenue un immense linceul bleu, et tout le monde s’en fout. Quelle tristesse.
(NDLR : pour illustrer cet article qui n’avait par ailleurs pas besoin de photos mais c’est une tradition ici, voici quelques photos de la Manche, de la Méditerranée et de l’Atlantique. Ça vous laissera le temps de digérer ce très long article. J’ai peut-être nagé avec des dauphins en pleine mer, j’ai peut-être croisé des cachalots, je suis peut-être montée sur bon nombre de bateaux à moteur ou à voile, le fait demeure que la haute mer me terrifie pour toutes les raisons évoquées dans cet article. Bref).
Le 23 Juin 2023