LE CŒUR SEC

Les trois excellents films d’époque “Les Liaisons Dangereuses”, “Ridicule” et “Mademoiselle de Joncquières” abordent, sur trois décennies, la même thématique : la cruauté d’un coeur sec.

“Les Liaisons Dangereuses” met en scène Glenn Close et John Malkovich dans un film de 1988, réalisé par Stephen Frears. Pour se venger de son amant qui la délaisse – le comte de Gercourt – Madame de Merteuil (Glenn Close) demande au libertin vicomte de Valmont (John Malkovich) de séduire et de dépuceler la très jeune Cécile de Volanges (Uma Thurman) qui sort tout juste du couvent pour épouser ledit Gercourt. Si Valmont accepte de relever le défi et d’en outre séduire la très honnête et très pieuse Madame de Tourvel (Michelle Pfeiffer), Madame de Merteuil acceptera de céder au désir de Valmont de passer une nuit avec elle. Valmont fera tant et si bien que la mort et le déshonneur jalonneront le destin des différents protagonistes.

“Ridicule” met en scène Fanny Ardant et Charles Berling dans un film de 1996 réalisé par Patrice Leconte. Le provincial et altruiste baron Ponceludon de Malavoy (Charles Berling) vient à Versailles dans le noble dessein de présenter au roi un projet d’assèchement des marais de sa région. Il est hébergé par le doux marquis de Bellegarde (Jean Rochefort) qui vit seul avec sa fille Mathilde (Judith Godrèche), une jeune femme passionnée de sciences. Si Ponceludon de Malavoy, l’instar des autres courtisans, ne croise guère le souverain à Versailles, il fréquente assidument la vénéneuse coterie de Madame de Blayac (Fanny Ardant) et de l’abbé de Villecourt (Bernard Giraudeau), dont le seul souci est de faire preuve d’esprit – souvent aux dépens d’autrui, en espérant que le trait d’esprit soit rapporté au roi. Si le ridicule ne tue pas dans la société civile, il est bel et bien létal à la Cour. Bien qu’amoureux de Mathilde, Ponceludon de Malavoy séduit la comtesse de Blayac afin de faire avancer sa cause, puis l’abandonne. Celle-ci se vengera.

“Mademoiselle de Joncquières” met en scène Cécile de France et Edouard Baer dans un film réalisé en 2018 par Emmanuel Mouret. Madame de la Pommeraye (Cécile de France), qui s’enorgueillit de n’avoir jamais été amoureuse, cède à la cour pressante que lui fait le libertin marquis des Arcis (Edouard Baer). Contre toute attente, un bel amour lie les amants mais Madame de la Pommeraye, craignant la lassitude du marquis, provoque la rupture à laquelle son amant souscrit. Folle de douleur et de rage, Madame de la Pommeraye ourdit une vengeance qui vise à détruire la réputation du marquis, en lui présentant Mademoiselle de Joncquières (Alice Isaaz) une jeune femme dont l’angélisme et la dévotion religieuse de façade cachent en réalité la prostitution dans laquelle la pauvreté l’a jetée.

Les trois films décrivent avec férocité la vacuité et l’oisiveté de l’aristocratie au crépuscule de la monarchie française. Ils décrivent également l’aigreur et la cruauté qui rongent le coeur humain qui ne connaît aucun but personnel.

Malgré leurs titres nobiliaires, les personnages des “Liaisons Dangereuses”, de “Ridicule” et de “Mademoiselle de Joncquières” n’ont absolument aucune noblesse d’âme : ils se perdent dans les arcanes de la courtisanerie que décrivent Saint-Simon dans ses “Mémoires” et Norbert Elias dans “La Vie de Cour” et que Madame de Sévigné fuit en s’éloignant à dessein de la Cour où briller aux yeux d’un souverain est le but d’une vie.

Paraître à Versailles, se faire remarquer, quêter la faveur royale, brûler sa fortune afin d’obtenir des charges supposées la remonter : tel est le jeu politique humiliant institué par un Louis XIV échaudé dans sa prime jeunesse par la Fronde, auquel se soumet la noblesse française. Ce règne de l’ego perdurera jusqu’à la chute de la monarchie et ce n’est pas anodin si les trois films se déroulent lors du règne de Louis XVI, alors qu’une monarchie vide de sens est sur le point de s’effondrer.

“Les Liaisons Dangereuses”, avant d’être un film, est un classique de la littérature française, publié en 1782 par Pierre Choderlos de Laclos. L’ouvrage, remarquable dans sa structure épistolière, a causé grand scandale car on y a vu un roman libertin – il n’en est rien, il s’agit plutôt d’un conte moral et d’une peinture au vitriol d’une noblesse oisive et viciée que Laclos, militaire sans guerre, désoeuvré et attaché à l’inspection des fortifications provinciales, a rédigé dans un moment de grand ennui et d’intense frustration professionnelle.

“Mademoiselle de Joncquières”, avant d’être un film, est tiré de la nouvelle “Histoire de Mme de la Pommeraye” insérée dans “Jacques le Fataliste et son Maître”, publié par Denis Diderot sous forme de feuilleton entre 1778 et 1780. La prostitution et la galanterie hantent peut-être le récit mais l’amour et la morale triompheront en dernier recours.

“Ridicule” n’est peut-être tiré d’aucune oeuvre d’époque, mais sa filiation avec les oeuvres littéraires que je viens de citer et le film de Stephen Frears est plus qu’évidente.

Ces oeuvres littéraires et cinématographiques ne trouvent de sens que dans leur contexte historique – la décadence d’une noblesse égotique, égoïste, détachée des réalités, vaine et vide que la Révolution va bientôt annihiler – et c’est pour cela que les adaptations modernes des “Liaisons Dangereuses” comme “Sex Intentions” de Roger Kumble n’ont aucun intérêt.

Préserver les apparences et soutenir une réputation sans tâche sont les seuls enjeux de cette société qui tourne à vide. Les hommes peuvent être libertins mais les femmes n’ont d’autre arme que leur vertu apparente, ce qui les oblige à s’armer contre les hommes, à être plus inventives et plus fortes, comme le dit Madame de Merteuil dans “Les Liaisons Dangereuses”. Préserver sa propre réputation dans un tel monde équivaut souvent à ruiner celle des autres.

On a récemment beaucoup débattu dans certains cercles sur la portée féministe du personnage de Madame de Merteuil. Il faut dire que Choderlos de Laclos présente peu après la parution de son roman des vues plutôt féministes lors d’un concours organisé en 1783 par l’Académie de Châlons-sur-Marne dont le sujet est “Quels seraient les meilleurs moyens de perfectionner l’éducation des femmes ?”. Il dénonce également l’éducation donnée aux femmes dans son traité inachevé “De l’éducation des femmes” où il estime que les femmes sont réduites à l’état de servitude.

Pour revenir à son héroïne, Madame de Merteuil, elle est certes intelligente, forte, fortunée et indépendante – elle est veuve – mais sa méchanceté ne vient satisfaire que ses propres intérêts. Elle reprend les codes et méthodes de la puissance masculine en vigueur à son époque, qu’il s’agisse de libertinage ou de manipulation galante et politique. Elle se veut virile et se compare aux grands hommes politiques, même si l’intrigue galante est nouée à défaut d’intrigue politique. Son absence d’accomplissement émotionnel la rend vide et vaine et sa cruauté s’exerce aux dépends d’autrui – et surtout au détriment d’autres femmes.

Le même archétype de veuve cruelle irrigue “Ridicule” et “Mademoiselle de Joncquières”. La maturité et l’indépendance financière, morale et émotionnelle de Madame de Blayac et de Madame de la Pommeraye leur permettent de dédier leur temps à leurs petits jeux cruels.

La cruauté de ces trois femmes s’exerce, sans sororité aucune, à l’encontre de jeunes femmes innocentes, peu averties, animées par la sève de la vie. Cécile de Volanges, dont le coeur palpite, au sortir du couvent, de découvrir le monde et ses passions, Mathilde de Bellegarde, l’enfant des Lumières et Mademoiselle de Joncquières, qui doit s’extraire de la fange de la prostitution à l’aube de sa vie adulte, sont animées par des sentiments très réels et très forts.

La solitude environne finalement ces veuves qui se veulent fortes, car elles repoussent l’amour et ses attachements. On devine que c’est l’aigreur de la déception qui a cuirassé leurs coeurs contre le plus grand des dangers : le sentiment. Elles souhaitent faire sombrer leurs victimes (Madame de Tourvel, Cécile de Volanges, Mademoiselle de Joncquières, Mathilde – sans parler de leurs amants oublieux) dans la plus profonde déchéance sociale et émotionnelle, pour se prémunir de l’amour et de ce qu’elles ressentent comme sa mise en esclavage.

Qu’il s’agisse de Madame de Merteuil, de Madame de Blayac ou de Madame de la Pommeraye, elles sont toutes trois brûlées par un désir de vengeance amoureux : Madame de Merteuil garde vif le sentiment qu’elle a autrefois éprouvé pour Valmont, et il en va de même pour Madame de Blayac vis-à-vis de Ponceludon de Malavoy et Madame de la Pommeraye vis-à-vis du marquis des Arcis.

En contrepoint, les libertins que sont Valmont et des Arcis sont finalement émus par la pureté, l’innocence et la vitalité – il en est de même pour Ponceludon de Malavoy qui joue maladroitement ses cartes galantes dans un monde vicié dont il ne comprend pas toutes les arcanes.

A la décharge des Merteuil, Blayac et de la Pommeraye, on arguera qu’il était évidemment très complexe voire impossible à l’époque d’être féministe et de se battre avec d’autres armes que celles généralement attribuées aux hommes.

Il existait pourtant à leur époque d’autres modèles, et Olympe de Gouges vient évidemment à l’esprit.

(je recommande vivement la lecture de cet excellent roman graphique de Catel et Bocquet qui retrace la vie d’Olympe de Gouges)

La vertu d’Olympe de Gouges est certes bien plus discutable que celle de nos veuves de papier que sont Merteuil, Blayac et de la Pommeraye. Mais elle n’en avait cure et n’évoluait pas dans les mêmes milieux.

En 1782 – date de publication des “Liaisons Dangereuses”, Olympe de Gouges fréquente les salons littéraires, écrit sa première pièce de théatre qui dénonce l’esclavagisme.

Elle publie en 1791 la Déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne, en affirmant l’égalité des sexes, car “si la femme a le droit de monter sur l’échafaud, elle doit avoir également celui de monter à la tribune”.

En voilà une qui est bien plus vivante, bien plus inspirante que ces femmes mortes à la vie que sont des Merteuil, Blayac et de la Pommeraye.

(NDLR : me voici donc devant le petit château fin XVIII° de Bagatelle, parée d’une jupe dont le tissu rappelle les motifs floraux à la mode à l’époque. En revanche, le fond noir du tissu me rappelle plutôt la noirceur du coeur de nos trois héroïnes).

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Le 12 Mai 2023