J’ai été frappée l’été dernier par le nombre conséquent de photos retouchées que me proposait ma page de recherche Instagram. Il s’agissait soit de photos où les corps féminins avaient clairement subi un traitement Photoshop, soit de portraits de femmes matures qui utilisaient des filtres directement mis à disposition par Instagram. Je parle de “filtres” au pluriel, mais il s’agit en réalité toujours du même : le filtre qui lisse les rides et qui donne un effet vaporeux au visage. Vous verrez rarement le filtre “oreilles de lapin” sur les portraits publiés sur Instagram. J’ai vite compris que cette avalanche de photos s’expliquait par la période estivale – les personnes publient plus régulièrement en vacances – et par le dévoilement des corps que suppose une vie à la plage ou à la piscine.
Pour autant, mon étonnement a laissé la place à une réflexion personnelle sur le métavers, ce mot-valise dont la définition est encore balbutiante et multiple. Pour faire simple, le métavers est un monde virtuel promettant une réalité augmentée, des espaces partagés et interactifs en 2D ou en 3D, où chacun peut évoluer grâce à un avatar.
Tous ces concepts existent depuis déjà longtemps grâce à des écrivains de science-fiction, notamment Philip K. Dick dans “Simulacres” en 1964 ou Neal Stephenson, qui a littéralement inventé les termes de “métavers” et d’ “avatar” dans “Le Samouraï Virtuel” en 1992. Les jeux ont été les précurseurs du métavers, avec par exemple “Second Life”, un jeu multi-joueurs sandbox crée en 2003. En parallèle, le cinéma, fortement inspiré par les romans de science-fiction, a mis en images l’avenir qui est aujourd’hui notre présent.
Mais c’est le mot même d’ “avatar” qui a jeté un pont que j’ai vite trouvé évident entre le métavers, les oeuvres de science-fiction des soixante dernières années et notre Instagram actuel.
Mettre en relation d’anciens films de science-fiction avec le monde actuel est passionnant. Au-delà du jeu qui consiste à pointer ce que les scénaristes et réalisateurs de l’époque avaient anticipé avec justesse, force est d’admettre que les films de science-fiction disent beaucoup de nos angoisses, de nos attentes et des dérives technologiques dont l’humanité peut être soit responsable, soit victime.
Prenons les morceaux d’anthologie que sont les films suivants :
“Blade Runner”, de Ridley Scott date de 1982, se passe en 2019 et a fait l’objet d’une suite en 2017 par Denis Villeneuve qui se déroule en 2049, comme l’indique son titre “Blade Runner 2049”. (Deux commentaires ici : “Blade Runner” a connu plusieurs versions au fil des ans, il faut à mon sens voir la version “Director’s cut”. En outre, il faut voir les trois courts-métrages qui s’insèrent entre le film de Scott et le film de Villeneuve, qui a demandé à trois amis réalisateurs d’imaginer ce qui avait pu se passer entre 2019 et 2049 – ils sont disponibles sur YouTube). L’ensemble formé par ces œuvres est magistral.
“Total Recall” de Paul Verhoven date de 1992, se déroule en 2048 et a fait l’objet d’un remake par Len Wiseman, “Total Recall – Mémoires programmées” en 2012 (le remake est oubliable, à mon humble avis).
“Total Recall” et “Blade Runner” sont d’ailleurs tous deux tirés de romans et de nouvelles publiés entre 1956 et 1968 de Philip K. Dick, évoqué plus haut (il en est de même pour “Minority Report” de Stephen Spielberg, qui date de 2002 et se déroule en 2054). Cet immense auteur américain de science-fiction n’aura pas eu la vie facile, ce n’est rien de le dire. Et ceci expliquant peut-être cela, deux questions transcendantales irriguent son oeuvre : qu’est-ce que le réel et qu’est-ce qu’être humain.
Enfin, le monumental premier volet de la saga “Matrix”, de Lilly et Lana Wachowski, date de 1999 et se déroule dans un futur non daté mais encore lointain.
A bien y regarder, la majorité de ces films présente un monde post-apocalyptique suite à une catastrophe d’origine climatique ou d’origine humaine (ou peut-être est-ce la même chose). De fait, le ciel est souvent noir (“Blade Runner”, “Total Recall”, “Matrix”) et il pleut, il pleut beaucoup (“Blade Runner”). L’absence d’horizon clair reflète parfaitement la tonalité “no future” de l’univers présenté.
Dans certains cas, la digitalité a été imposée par les robots et ce sont les humains qui en sont les victimes : je pense particulièrement à “Matrix”.
Les héros de “Matrix” ont tous les pouvoirs possibles dans la matrice, c’est-à-dire le monde virtuel. Néo, Trinity et Morpheus sont d’une faiblesse insondable dans le monde normal, mais leurs avatars digitaux sont, dans la matrice, capables de réaliser l’impossible, de défier les lois de la gravité et leurs pouvoirs et connaissances – piloter un hélicoptère, maîtriser les arts martiaux ou sauter d’un gratte-ciel à un autre – sont sans limites. De fait, l’avatar de chaque avaleur de pilule rouge est une version idéalisée de sa personne réelle. Le spectateur est bien conscient de la fausseté de cet avatar, et les références à l’allégorie de la caverne, au “Magicien d’Oz” (avec Dorothy et le Kansas) et à “Alice au Pays des Merveilles” sont là pour nous le rappeler. “Matrix” est tout de même une machine hyper-philosophique, sans ironie aucune.
Le risque bien identifié par le film est celui de préférer la vie virtuelle au détriment d’une vie réelle bien peu attrayante. C’est le choix de Cypher qui n’hésite pas à trahir ses compagnons de résistance pour retrouver le confort d’une vie virtuelle qu’il sait être fausse.
Dans d’autres films de science-fiction, la digitalité n’est pas subie, mais choisie. Dans “Blade Runner 2049”, l’officier de police KD6-3.7 interprété par Ryan Gosling se choisit une compagne virtuelle en la personne de Joi, interprétée par Ana de Armas. Dans “Her” (2013) de Spike Jonze, le solitaire Theodore joué par Joaquin Phoenix, tombe amoureux de son assistante vocale virtuelle, portée par la sublime voix de Scarlett Johansson. Dans l’ultra-perturbant “Strange Days” (1995) de Kathryn Bigelow, Ralph Fiennes interprète un dealer d’enregistrements clandestins hyper-sensoriels qui permettent à celui qui les visionne de ressentir dans sa chair ce qu’il voit. Enfin, dans “Total Recall – Mémoires Programmées” et dans “Vanilla Sky” (2001) de Cameron Crowe, la digitalité permet toutes les vies parallèles, au même titre que “Matrix” où la digitalité a néanmoins été imposée.
Dans ces derniers exemples où les robots n’ont pas asservi l’humanité, celle-ci s’est échappée de sa condition en trouvant le salut dans des mondes virtuels. Et il est intéressant de constater, à notre époque de grande solitude, que ces films ne parlent de rien d’autre que de l’amour et de son absence.
Que la digitalité soit imposée ou choisie par l’homme, l’omniprésence des écrans est déjà anticipée dans toutes ces œuvres de science-fiction et l’identification par reconnaissance biologique (les yeux dans “Minority Report” et dans “Blade Runner”) existe déjà. Aujourd’hui, c’est souvent l’empreinte digitale qui dévérouille le téléphone.
Il est troublant de constater que les évolutions imaginées sont peu ou prou devenues les réalités d’aujourd’hui. Catastrophe climatique comprise.
Si l’on en revient aux deux questionnements fondamentaux de Philip K. Dick – qu’est-ce qu’être humain et qu’est-ce que le réel – ils sont plus que pertinents aujourd’hui.
Si l’on en vient à la question de savoir ce qu’est être humain, “Blade Runner” et “Blade Runner 2049” opposent une humanité déshumanisée à des androïdes “replicants” agités par des émotions, des sentiments et un fort désir de transcendance. Roy Batty, interprété par Rutger Hauer et Rachel, portée par la troublante Sean Young sont peut-être des androïdes mais ils manifestent plus d’humanité que les humains qui les entourent. L’affreuse lieutenante Joshi, interprétée par Robin Wright dans “Blade Runner 2049” n’a d’humain que le nom. Les androïdes de “Blade Runner” et de “Blade Runner 2049” acceptent leur condition d’androïdes en essayant de la transcender par l’amour et la recherche de la vérité, et c’est en cela qu’ils sont humains.
Si l’on en vient à la question de savoir ce qui est réel, je reviens, après toutes ces circonvolutions, à Instagram et aux mondes digitaux en général.
Instagram permet à chacun de créer son avatar idéalisé – tel que l’avaient anticipé la majorité des films que je viens d’évoquer. Photoshop et les filtres intégrés offrent la possibilité de publier des photos mises en scène qui reflètent une réalité qui n’a jamais existé. Certaines femmes ont des corps irréels et des visages lisses et cette version digitale est l’avatar qui ne dit pas son nom qu’elles présentent au monde. (Entendons-nous bien : je suis la première à voir la divergence entre l’image parfaitement maîtrisée que je propose sur les Internets et mon visage froissé du matin, même si je sais que les deux propositions ne divergent pas radicalement, je l’accepte pleinement parce que, pourquoi pas, c’est la vie).
Comment ces femmes se voient-elles ? Ont-elles conscience du fossé entre leur image réelle et leur image digitale ? Se voient-elles dans la vie de tous les jours comme leur image réelle ou leur image digitale ?
On en revient potentiellement au risque évoqué plus haut dans “Matrix”, qui consiste à préférer une vie virtuelle pleine de fausseté, au détriment d’une vie réelle peut-être moins attrayante mais plus vraie. “Matrix”, déjà en 1999, parle d’ailleurs de “projection mentale de son soi digital”, ce qui est troublant au regard de notre Instagram d’aujourd’hui.
La création de ces avatars digitaux a eu une autre conséquence : la création de liens avec des inconnus du monde entier. On serait tenté d’y voir une avancé positive mais dans la majorité des cas, les liens créés sont superficiels (il s’agit de commentaires brefs sous des photos) ou pire, agressifs – l’anonymat permettant tous les excès. L’appauvrissement de la langue, réduite à des emojis, reflète hélas parfaitement l’appauvrissement des idées, des réflexions ou des ressentis exprimés sur les réseaux sociaux et probablement dans la vraie vie. Le renoncement à la recherche de pertinence ou de véracité nous éloigne de notre humanité et de notre réalité.
Les petits cœurs reçus sous chaque photo publiée sur Instagram seraient-ils le reflet actuel de la recherche d’amour illustrée dans “Her” ou dans “Blade Runner 2049”, avec Samantha et Joi ? C’est fort possible.
A titre sociétal maintenant : que penser des risques monumentaux induits par le deep fake, qui permet de trafiquer des vidéos? Des avatars de Tom Cruise (“Minority Report”, “Vanilla Sky” !), Keanu Reaves (“Matrix” !) et plus grave, Barack Obama trainent sur les Internets, et ont des discours que les vraies personnalités publiques n’ont jamais tenus. Les merveilleuses applications qui permettent au quidam d’insérer son visage dans un clip de personnalité (qu’il s’agisse de Marilyn Monroe ou de Madonna) ne font que compiler des milliers de visages qui permettront à la technique du deep fake de s’affiner. (Arrêtez, s’il vous plait, car c’est exactement sur ces bases que fonctionnent les services de renseignements pour créer de faux profils digitaux de personnes qui n’ont jamais existé).
Que d’incertitudes, que de questionnements. En attendant, restons vrais, restons humains, comme les androïdes Roy et Rachel. Ne nous perdons pas dans ces nouveaux paradis artificiels.
Les photos accompagnant ce texte évoquent évidemment la troublante Rachel de “Blade Runner”. Pas de ciel clair, mais un origami, pour ceux qui ont la référence 😉
Le 13 Janvier 2023
Veste Pucci – Jupe en cuir vintage – Ceinture Dior – Derbies Maud Frison – Manteau Marni – Gants Agnelle – Fourrure Agnès Gercault