L’ARMÉE DES OMBRES

En ces temps troublés, faut-il parler de “L’Armée des Ombres”, ce chef-d’œuvre cinématographique de Jean-Pierre Melville, qui date pourtant de 1967 ?

Oui, mille fois oui.

Pour une fois, parlons politique. Enfin, pardon : parlons valeurs.

En France, Joséphine Baker la Résistante a été panthéonisée le même jour que la candidature aux présidentielles d’un candidat d’extrême-droite qui rendrait presque Jean-Marie Le Pen sympathique et qui, ignorant superbement les historiens dignes de ce nom, surfe sur un révisionnisme puant faisant de Philippe Pétain le sauveur des Juifs français.

Je puis vous assurer qu’entendre au cours de la même journée le Chant des Partisans (l’hymne des Résistants) accompagnant Joséphine la lumineuse ET le discours révisionniste d’un Trump au petit pied est un grand écart émotionnel dont on se passerait bien.

C’est pourquoi il est important de parler de “L’Armée des Ombres”, ce monument du cinéma sur la Résistance française.

“L’Armée des Ombres” est un film troublé, troublant et n’est rien d’autre que l’illustration honnête de la vie, avec tout ce qu’elle a de difficile et de complexe.

“L’Armée des Ombres” ne connait pas de héros.

“L’Armée des Ombres” ne connait pas d’action spectaculaire visant à sauver l’humanité.

“L’Armée des Ombres” n’est rien d’autre que le reflet de la basse réalité et des compromis que l’être humain doit parfois faire afin de faire prévaloir ses opinions, ses valeurs ou sa cause, sans gloire ni trompette.

Le film, qui est souvent lent (comme sait si bien le faire Melville), qui joue sur les regards et les silences (comme sait si bien le faire Melville), est peut-être déprimant mais il n’empêche qu’il fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre.

Parlons tout d’abord de Jean-Pierre Melville. Résistant au parcours obscur mais néanmoins incontestable (à telle enseigne que le Colonel Passy apparaît dans son propre rôle dans le film), il fait juste après la guerre une adaptation du “Silence de la Mer” de Vercors, qui est en tant que tel un livre incroyable.

Pourquoi incroyable ? Parce que Vercors, dans toute sa subtilité, saisit parfaitement les zones grises : il n’est jamais question dans “Le Silence de la Mer” d’affreux Allemands occupant la France. Il s’agit d’Allemands souvent éduqués, élevés dans l’idée d’une union et d’une transcendance parfaites entre une Allemagne forte et une France adulée, comme l’idéal d’une union entre la Terre et le Ciel. Dans toute son intelligence humaine, Vercors ne présente jamais l’Allemand occupant comme le grand méchant, il le présente comme celui à qui on a vendu un rêve qui n’est qu’un leurre. Et la conclusion du “Silence de la Mer” est finalement très simple : si l’Allemand éduqué s’est fait rouler par son dictateur, prenez garde, Français : ne tombez pas dans ce leurre, ne collaborez pas.

Melville, je crois, a parfaitement compris les zones grises évoquées par Vercors. Il les a vécues, en tant que résistant. Il sait bien que l’humain n’est ni tout méchant ni tout bon. Il sait aussi que les plus nobles causes nécessitent souvent des actes sales et que l’enfer est parfois pavé de bonnes intentions. Il sait bien, car il l’a vécu, que la Résistance n’est certes pas une suite d’actions incroyables, héroïques et marquantes, et que le plus complexe est tout simplement de rester en vie jour après jour.

Ce qui nous ramène au film “L’Armée des Ombres”. Il s’agit de l’adaptation du livre que Joseph Kessel a écrit sur la base de témoignages de Résistants français, publié en 1943. (Les paroles du Chant des Partisans sont d’ailleurs écrites la même année par Joseph Kessel et son neveu Maurice Druon – la boucle est bouclée, ma lumineuse Joséphine).

“L’Armée des Ombres” s’ouvre sur le défilé de l’armée nazie sur les Champs-Elysées.

Philippe Gerbier (incarné par Lino Ventura) est peut-être un ingénieur respecté des Ponts-et-Chaussées mais il dirige avant tout un réseau de Résistants pour le compte du Patron (Paul Meurisse, qui incarne un philosophe publié et reconnu mais qui est également un chef de la Résistance fort et placide), dont lui seul connaît l’identité.

Philippe Gerbier, arrêté pour sympathies gaullistes, est conduit dans un camp de prisonniers que l’on imagine être Drancy mais parvient à s’enfuir de l’hôtel Majestic à Paris où la Gestapo l’a conduit pour un interrogatoire. Sa fuite a été rendue possible grâce à l’aide d’un autre patriote dont on ne sait s’il veut le sauver ou le sacrifier pour faire diversion, et d’un coiffeur (interprété par Serge Reggiani) que l’on pense pourtant de prime abord pétainiste mais qui lui vient pourtant activement en aide.

Le traitre ayant dénoncé Philippe Gerbier ayant été identifié, celui-ci est éliminé par le réseau à Marseille au terme d’une séance de strangulation absolument éprouvante où humanité et inhumanité se mêlent de façon totalement absurde et perturbante.

Le réseau de Philippe Gerbier est composé d’hommes loyaux tels que Félix (interprété par Paul Crauchet), Le Masque (incarné par Claude Mann) et Le Bison (porté par Christian Barbier), mais il vient s’étoffer de nouvelles forces avec Jean-François – un jeune idéaliste ayant le goût du risque (interprété par Jean-Pierre Cassel et qui ne peut susciter que tendresse et admiration) et Mathilde (royale Simone Signoret), la ménagère qui passe sous tous les radars et qui résiste, à l’insu même de sa fille avec laquelle, imagine-t-on, elle vit.

Félix est arrêté et torturé par la Gestapo à Lyon et même l’opération de sauvetage absolument folle organisée par Mathilde, même la geste sacrificielle de Jean-François ne le sauveront peut-être pas.

Lorsque c’est Philippe Gerbier, à nouveau arrêté, qu’il faut sauver, Mathilde s’emploie encore à organiser une opération de sauvetage qui manque d’échouer de peu.

Il faut s’arrêter quelques instants pour évoquer trois scènes qui se déroulent lors de cette seconde captivité de Philippe Gerbier – et qui se suivent.

La première scène capture le désespoir inscrit sur chacun des visages des prisonniers dont Gerbier fait partie. Un silence de mort accompagne le mouvement de la caméra qui s’arrête sur le visage de chacun de ces hommes dévorés par l’angoisse de leur mort imminente et qui partagent la dernière cigarette du condamné.

La seconde scène voit la marche des prisonniers vers le peloton d’exécution. Cette marche est accompagnée par la musique hautement angoissante de Morton Gould (ceux qui ont déjà regardé “Les Dossiers de l’Écran” la reconnaîtront). Des souvenirs heureux et malheureux reviennent à l’esprit de Gerbier, qui tente de se persuader qu’il ne peut pas mourir s’il repousse l’idée même de la mort (ce qui ouvre tout de même la question de savoir si tout le reste du film est réel ou une vision fantasmée d’un Gerbier en train de mourir).

La troisième scène se déroule dans un long couloir de champ de tir, où les officiers allemands orchestrent un jeu cruel : les prisonniers doivent courir pour atteindre le bout du champ de tir en évitant les rafales de balles qui leur sont tirées dans le dos, afin de voir leur mort seulement ajournée. Dans cette scène, la cruauté, la dignité et l’instinct de survie se mêlent de façon inextricable. Philippe Gerbier, qui refuse tout d’abord de courir pour préserver sa dignité, sera finalement sauvé par son instinct de survie – et par une Mathilde prête à tout.

Mis au vert pendant quelques semaines dans une planque lugubre, Philippe Gerbier reçoit la visite du Patron qui lui indique que Mathilde a été arrêtée puis relâchée de manière inexplicable au bout de quelques jours. Des membres du réseau ayant été arrêtés dans la foulée, le Grand Patron craint que la Gestapo ait forçé Mathilde à collaborer en lui faisant craindre de lourdes représailles sur sa fille. Le Patron suggère placidement d’assassiner Mathilde, afin de la délivrer du chantage probable que la Gestapo exerce sur elle et sa fille. Il arrive même à persuader Philippe Gerbier que c’est très exactement cette délivrance qu’attend Mathilde.

Vous vous en doutez, la fin n’est pas joyeuse – et le dernier plan, emporté par la musique poignante d’Eric Demarsan, remonte l’avenue Hoche pour se terminer sur cet Arc de Triomphe où tout avait commencé.

Le quotidien de ces gens finalement comme vous, comme moi, embarqués dans les tourments d’une Histoire terrible et qui décident coûte que coûte de vivre leurs opinions et leurs valeurs, se résume finalement à des opérations de camouflage et de survie pure. Il n’est jamais question d’héroïsme ou de grand spectacle. Ils sont en sursis, le savent très bien et c’est pour cela que les ombres du titre du film évoquent certes la clandestinité de leur quotidien, mais également la marche funèbre de ces personnes qui ne sont déjà plus dans la vie et qui avancent comme des morts-vivants.

Il faut revenir sur certains points importants du film :

Le film s’ouvre sur un défilé nazi sur les Champs-Élysées. Melville a fait des pieds et des mains pour avoir l’autorisation de filmer cette scène traumatisante car ultra-réaliste (avec des danseurs, car eux seuls étaient, selon lui, capables de reproduire le pas des soldats allemands en défilé) – et l’a tournée à l’aube afin de ne heurter personne. Comme je l’évoquais plus haut, tout commence et tout finit avec l’Arc de Triomphe (j’ai déjà parlé ici du symbole national que représente l’Arc de Triomphe) et c’est presque amusant de savoir que Melville n’a cessé de déplacer cette scène-clé pendant le montage (il a même fait le tour des salles parisiennes le premier jour d’exploitation du film, afin de finalement mettre la scène au début du film).

A d’autres moments, le bricolage lui suffit  – je pense à certaines toiles peintes en arrière-plan.

Ce mélange de grand réalisme et de bricolage ne gêne guère, car l’on comprend parfaitement où Jean-Pierre Melville veut porter ses efforts et happer le spectateur.

Melville (qui n’aura finalement jamais fait que des films de poursuivants et de poursuivis, que l’on parle de la guerre ou de gangsters – et c’est merveilleux) joue sur quelques scènes fortes, magistrales, marquantes, portées sur les visages, sur les regards, sur le silence et sur la solitude. Ce sont souvent la fraternité et la loyauté qui permettent aux protagonistes d’échapper à cette solitude mortelle. Temporairement, du moins, à l’instar du “Cercle Rouge” et de “Un Flic”.

Parlons également des couleurs de “L’Armée des Ombres” : froides, réfrigérées, réfrigérantes, elles sont toutes de noir, de bleu et de gris (les gris ont fait l’objet d’un travail minutieux et arrivent presque à donner une idée de ce qu’est la couleur métallique). Les visages sont cendreux, pâles, cadavériques – et c’est flagrant dans la scène de la dernière cigarette du condamné.

Elles illustrent parfaitement la dureté, la solitude, la difficulté du contexte dans lequel les protagonistes doivent, de gré ou de force, survivre. Car finalement, les victimes et les bourreaux utilisent les mêmes méthodes et sont confrontés aux mêmes horreurs. Tous sont en sursis et évoluent hors de la vie.

Le film, même s’il est enfermé entre deux dates (qui finalement auraient pu être d’autres dates de l’Occupation) est décontextualisé, dépersonnalisé – comme un mauvais rêve. On passe de Paris à Marseille à Lyon de manière indifférente et sans explication. De la même manière, on ne sait rien des protagonistes, de leurs identités, de leurs motivations, de leurs histoires personnelles. Les méthodes employées par les Résistants ne sont pas plus explicitées. On comprend juste que ces hommes et ces femmes, qui sont des ombres puisqu’ils sont clandestins – puisqu’ils ne sont également plus que les ombres d’eux-mêmes – tentent surtout de survivre, avant même de mettre en place des opérations offensives à l’encontre de leurs ennemis.

Contrairement au roman de Joseph Kessel, le film minimaliste de Jean-Pierre Melville présente un réseau de personnes froides, inexpressives, presque interchangeables qui ont volontairement renoncé à leur humanité. Ils sont isolés, coupés du monde et ne sont plus dans le monde des vivants.

Philippe Gerbier est peut-être le plus froid d’entre eux, et le seul amour qu’il s’autorise est celui qui le lie au Patron – c’est-à-dire l’amour de la hiérarchie et de l’organisation. Lino Ventura est parfait de colère froide, de rage rentrée – il est monolithique.

Le Patron – Luc Jardie de son état – est un hommage à Jean Moulin le bien connu, et à Jean Cavailles, épistémologue français dont les titres de livres sont d’ailleurs repris dans le film.

Simone Signoret, pour la petite histoire, a eu quant à elle comme professeur Lucie Aubrac avant la guerre, en Bretagne.

Ce film tellement poignant nous ramène chacun à notre solitude, nos combats qu’ils soient petits ou grands, à notre perfectibilité humaine. On peut tendre vers l’absolu et ne pas l’atteindre à chaque fois – mais au moins faut-il essayer.

(Pour cet article, je vous présente ma mine fatiguée et frigorifiée puisque, ne souhaitant pas de voitures en arrière-plan, il a fallu minuter les divers feux de circulation autour de la Place de l’Étoile. Bonne chance à 15 heures, un jour ouvré).

4 Février 2022

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