RÉUSSIR

Réussir dans la vie, ou réussir sa vie ? La question m’a gentiment fait sourire lorsque je l’ai vue affichée sur un kiosque à journaux, en publicité d’un magazine. Gentiment, oui, car cela fait plusieurs années que je ressens parfaitement la divergence qui sépare les deux branches de la proposition.

Il est vrai que les deux questions sont totalement différentes, quand bien même leur divergence tient à ce simple petit mot : “dans”. Elles sont même parfois totalement antinomiques, car elles ne concernent absolument pas les mêmes domaines de la vie et que ceux-ci peuvent même venir s’entrechoquer.

Réussir dans la vie suppose un ancrage fort dans la matérialité. Réussir dans la vie suppose de mettre ses ambitions dans son ego, dans le monde de l’argent et de la position sociale. L’avantage de réussir dans la vie est que cela offre des moyens de consommer des choses, des moments – en bref de faire des choses, qu’elles soient intéressantes ou non, dépendant de chacun. L’inconvénient de réussir dans la vie est souvent de rester enchaîné à la basse matérialité et au monde des apparences.

Réussir sa vie suppose une optique totalement différente. Réussir sa vie suppose d’abandonner l’ego, d’aller vers l’humain, la justesse, la transcendance peut-être et de ne plus être enchaîné par le matériel et le monde du spectacle permanent. L’avantage de réussir sa vie est d’être la plupart du temps dans la justesse. L’inconvénient de réussir sa vie est de parfois voir son champ des possibilités matérielles fortement réduit, faute de moyens.

Je dis cela d’un ton qui pourrait sembler bouffi de jugement alors qu’il ne l’est pas : réussir dans la vie et réussir sa vie dépendra des critères, des points de départ dans la vie et du chemin personnel de chacun. A titre d’exemple, certaines personnes n’aspirent qu’à la paix suite à une enfance chaotique, et ce sera une réussite en soi. Cette paix pourra sembler bien morne à d’autres personnes qui auront grandi dans un environnement stable et aimant, et celles-ci porteront leurs ambitions ailleurs. Le plus important est, je crois de savoir qui l’on est, d’où l’on vient, et surtout, surtout, de se demander pourquoi on fait les choses (ma fille en rit, et me dit que sur ma tombe sera inscrit ce fatal et inéluctable « Sa question était : Pourquoi ? »). Le plus important, je crois, est de ne jamais au grand jamais comparer, mais de comprendre d’où chacun part et où chacun veut aller.

En tout cas, réussir sa vie suppose, je crois, un épanouissement, une harmonie ou une musique qui vient de l’intérieur et qui ne dépend plus d’éléments extérieurs et bassement matériels.

Il est triste de constater que la réussite doive, de nos jours, s’illustrer financièrement : vous n’aurez réussi que dans la mesure où votre accomplissement aura une justification financière.

Que dire alors de tous ces petits et grands succès que nous accomplissons quotidiennement et qui n’ont aucune valeur financière, aucun prix ? Est-ce à dire qu’ils ne valent rien ? Je ne le crois pas. Une fois que l’on comprend que le système dans lequel nous vivons est un tantinet perverti (le capitalisme, donc – mais je n’ai pas mieux à proposer pour le moment) et assigne une valeur monétaire aux actes de chacun, on peut prendre un peu de recul et peut-être, dans la vie de tous les jours, voir les choses et les gens autrement.

Bien sûr, il faut distinguer les situations choisies et celles qui sont subies. Mais pour autant, on se rend bien compte que le système de valeurs qui prévaut est justement dépourvu de valeurs.

Ces caissiers, ces éboueurs, ces routiers, ces soignants sur les épaules desquels une société a tenu alors qu’elle était confinée, ne devrions pas les voir autrement à présent ? Leur valeur est-elle correlée à leurs salaires ? Je ne le pense pas.

Ces femmes, qui prennent sur elles la charge mentale de leurs foyers, qui fournissent un travail invisible et non rémunéré, qui permettent à leurs partenaires masculins de développer leurs carrières, de voir leur propre travail reconnu, valorisé et récompensé monétairement, ne devrions pas les voir autrement à présent ? Leur valeur est-elle corrélée à leur absence de salaire ? Je ne le pense toujours pas.

Et dans un registre totalement différent : moi-même (car la question me taraude depuis plusieurs années), dont la page Instagram culmine à presque 200.000 abonnés à date et qui refuse de monétiser cette vie digitale parce que je n’y vois pas de sens, est-ce à dire que je n’ai pas réussi ? Je ne le pense pas non plus. Moi-même encore, à qui l’on a fait miroiter deux millions d’euros d’honoraires pour créer une structure juridique permettant (sans le dire) de blanchir de l’argent russe – et qui ai refusé parce que cela contrevenait à mes principes – est-ce à dire que je n’ai pas réussi ? Je le ne pense pas. Réussir sa vie, c’est être capable de se regarder tous les jours dans le miroir de manière lucide et de se dire qu’on a fait au mieux de ses possibilités à ce moment-là, dans toute sa vérité et dans toute son intégrité.

Réussir dans la vie, réussir sa vie ne devrait jamais être corrélé à un prix, mais plutôt à la valeur de l’acte concerné en tant que tel.

Idéalement, il faudrait pouvoir réussir sa vie dans tous ses volets, qu’ils soient personnel et professionnel, sans que cela suppose une compromission folle ou l’application d’un prix appliqué par une société en perte de valeurs réelles.

Accepter de voir la vie, les gens autour de nous autrement, sans se préoccuper du montant de leur salaire ou de leur position sociale est justement ce qui permettrait à notre société de sortir d’un capitalisme nauséabond, et de rendre à ces personnes leur vraie valeur, leur valeur humaine.

Accepter de se voir soi-même non plus à travers le prisme de sa propre valeur monétaire ou de sa propre position sociale permettrait de mettre ses efforts dans son cheminement personnel, humain, en bref : dans la vie.

Accepter de dire non, parce que cela n’a pas de sens, parce que cela suppose non plus des compromis mais des compromissions, accepter de ne pas avoir de prix, c’est peut-être le mieux que nous ayons à faire aujourd’hui, car c’est bien ce qui nous rend tous inestimables.

3 Décembre 2021

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